2/2 Bobo a bobo
Salut chères lectrices et lecteurs ! Ceci est la suite de “Bobo baba”. Si vous ne l’avez pas fait, je vous invite à le lire avant d’attaquer la newsletter du jour :
Merci à tous ceux d’entre vous qui ont participé au sondage de “Bobo baba”, cela me permet un peu mieux de savoir qui lit mes petites histoires (pour les autres, le sondage est encore ouvert).Mais c'est que vous aimez tous les vers, bande de bobos !
"Moi aussi, je vous aime ! Embrassons-nous !"
Mais reprenons plutôt là où nous en étions…
Ce matin, en posant le pied hors du lit, je sens quelque chose de mou sous mon talon.
Un mauvais pressentiment m'envahit.
L'Homme est encore couché, je le hèle :
- Chéri ?
L'Homme grogne, s'ébroue, soupire et finit par se redresser. En voyant ma tête, il grogne à nouveau. Je reprends :
- Tu... tu te lèves ?
Il s’exécute en se grattant le sommet du crâne.
Bon.
Je ne vais pas rester comme ça, d'autant que je dois arriver tôt au boulot ce matin.
Je mets le deuxième pied hors du lit et je balaye le couloir du regard. Dans mon brouillard matinal, je crois distinguer… quatre, cinq petits cadavres. Est-ce qu’il y en avait autant, au début ?
Je traverse le couloir. J’'entends derrière moi un grognement - distinct, cette fois :
- Toi et tes idées bobos à la con !
Mais je ne réponds rien. Mes pas m’ont menée sur le seuil de la cuisine. Et ce qu'il y a à mes pieds…
L'horreur.
Reste-t-il seulement un ver dans le lombricomposteur ? Ils sont des centaines, des milliers à grouiller par terre sur les carreaux. Perdus, errants, se grimpant les uns sur les autres, les vivants écrasant les morts et achevant ceux qui sont sur le point de l'être. Et tous rampent vers moi.
- Allez, pousse-toi.
Voilà l'Homme qui me tire en arrière. Il tient le balais qu'il se met à actionner en tout sens. Quand il a fini de faire un premier tas, il ordonne :
- La pelle.
Comme une automate, j'attrape la pelle et la balayette et je récupère l’amas frétillant en essayant d'en écrabouiller le moins possible. Et je renvoie tout le monde au vercail.
Une fois, deux fois, nous réitérons l'exercice, gagnant du terrain carreau par carreau, débarrassant de notre vermine un peu moins adorée le rose saumon des dalles.
Une fois finie notre besogne, nous nous dépêchons de petit-déjeuner. Nous ne sommes pas des lève-tôt, et le temps de sommeil que nous nous offrons avant de nous lever, nous le grattons sur la préparation matinale. Une poussière dans l’engrenage comme ce matin et on frôle la catastrophe.
J'ai juste le temps de remarquer, entre deux bouchées de confiture :
- Ya un truc qui ne leur plaît pas dans le vercail. On les a remis mais on sait pas quel est le problème. Ce soir, ce sera la même chose.
- Eh bien ce sera la même chose. On n'a pas le temps, faut qu'on parte.
Et nous sommes partis, brosse à dents au bec.
Comme prévu, je passe la journée à courir.
Entre deux dossiers, une question revient, obsédante : la porte d'entrée est-elle suffisamment hermétique pour empêcher les vers de se glisser jusqu’au palier ?
La porte a tenu bon.
Je ne peux réprimer un soupir de soulagement en tournant ma clé, soulagement que je sais cependant bien temporaire.
Je ferme les yeux le temps de pousser le battant, puis je les rouvre.
Le sol est clean.
Le sol est clean, je vous dis ! Il n'y a pas un ver, pas un cadavre, à peine deux chaussettes sales que j'ai oublié de mettre à laver !
Je ne crois pas aux miracles.
Je fonce dans la cuisine : les dalles sont immaculées. J'ouvre la porte sous l'évier, je fais rouler vers moi le lombricomposteur, je soulève le couvercle…
Il n'y a plus personne.
Ce n'est pas possible.
J'attrape une cuiller en bois, je me mets à remuer le vert des poireaux encore intact, les coquilles d’œuf brisées, les morceaux de chou rongé, les peaux de fruits en putréfaction, mais rien ! Il n'y a plus un seul ver dans le vercail !
Il y a un truc de pas net.
Je remue encore, je mets sens dessus dessous les bouts de cartons détrempés et les fleurs jaunâtres de pomme de terre…
Ils sont partis.
Je ne sais pas comment ils sont partis, mais ils ont trouvé une solution et ils sont tous partis.
Mais où ont-ils donc pu aller ?
Je creuse mes souvenirs en même temps que le compost en devenir. Qu'avait dit le formateur ?
S'ils ne sont pas bien, ils partent.
Ils aiment les endroits reclus, sombres et humides.
Où sont-ils donc allés ?
Je me redresse et me mets à arpenter l’appartement.
La porte claque : c'est l'Homme qui rentre à son tour. Je l'affranchis de mes découvertes sans même savoir si ce que je lui dis a un sens : tout mon esprit est braqué sur mes recherches.
Et soudain, je vois bouger mon spatifilium.
Il bouge ! Littéralement ! Je ne vous parle pas de ses tiges ni de ses grosses feuilles : c'est le pot qui est en train de se faire la malle.
Pas folle, j'envoie l'Homme jouer les héros. Il s'agenouille… lâche un cri.
Aussitôt, je suis à ses côtés : mes jambes plus courageuses que moi ont tenu à me faire voir… voir…
Ce qui fait vaciller le spatifilium, c'est une boule de vers.
Une boule, une boule grosse comme le poing de vers agrippés les uns aux autres ! Une boule qui remue du dehors tout en grouillant du dedans.
Nous restons à la regarder… fascinés.
Voilà comment ils sont partis ! Comment ils ont survécu ! Ils ont ROULE ! Est-ce juste l'instinct ou mes baby-mous… auraient-ils des accès de conscience ?
Je m'ébroue.
Je commence à penser n'importe quoi.
La seule question qui compte est : sont-ils bien tous là ?
Mais comment comparer l'étalement fuyant de ce matin à cette énorme boule vivante ?
Nous avons cherché partout et n'avons rien trouvé.
J'ai nettoyé le vercail. J'ai remis les petits.
Nous nous sommes mis au lit sans parler. Je ne crois pas que l'Homme se soit endormi avant moi et pourtant, j'ai eu bien du mal à trouver le sommeil.
Demain, ce sera samedi. Nous aurons le temps de reparler de tout ça.
Une lame me traverse le cerveau.
Je me réveille en hurlant de peur et de douleur.
Il y a quelque chose dans mon nez. Il y a quelque chose dans mon nez ! J'attrape mon nez, je le presse, je me mouche à pleins poumons, désespérément !
Je…
- Ça ne va pas ?
Je suis dans mon lit, trempée de sueur, l'Homme a allumé la lumière.
Un cauchemar, c'était un cauchemar. Je n'ai pas de ver dans le nez, juste un traumatisme d'un vieux test anti-covid…
Je me calme. Je me calme. C'était un cauchemar.
Voilà, nous sommes samedi matin.
Je viens de me réveiller, mon premier réflexe est de me tâter le nez : il est normal, tout va bien.
Mon deuxième mouvement est un regard vers le sol : il est net, tout va bien.
C'est un samedi normal : tout est normal.
Je respire profondément, souris et attrape la BD qui attend sur la table de chevet.
On lit. Tout va bien.
On décide enfin de se lever. Je m'en vais préparer le café pendant que l'Homme occupe la salle de bain.
Je regarde à l'intérieur du lombricomposteur : mes petits sont là, ils ont repris leurs habitudes de bébés mous. Je leur souris.
Dans la salle de bain, j'entends grincer la porte de la cabine de douche. Ici, le café chauffe… y a-t-il odeur plus délicieuse, plus vivante que celle du café qui chauffe ?
- Aaaah !
J'accours, me voilà dans la salle de bain… et je hurle à mon tour !
Il pleut des vers du pommeau de douche ! Il pleut des vers qui se déversent sur la tête de mon Homme, qui grouillent dans ses cheveux, qui rampent sur son visage !
Ceux qui sont tombés au sol, affolés, convulsent dans le vide, se noient dans le syphon pendant que d’autres remontent le long des parois ! De partout, ils suintent, dégoulinent, inondent le bac !
Je ne fais ni une, ni deux : me voici dans la cuisine. Je tourne le robinet à fond en m'assurant bien que c'est de l'eau qui coule. Je remplis une bassine, l’emporte, j'ouvre la cabine de douche et SPLATCH !
Le soir venu, nous avons pris la voiture jusqu'à l'anse Méjean. Nous savions bien qu'une fois la nuit tombée, nous n'y croiserions personne.
Nous avons sorti l'énorme sac plastique qui encombrait le coffre et l'avons porté sur le sable.
Je l'ai arrosé d'huile de tournesol et l'Homme a enflammé une allumette.
En une fraction de seconde, le sac s'est déchiré sous l'effet de la chaleur, découvrant le lombricomposteur.
Main dans la main, nous avons regardé le feu prendre. Nous avons vu des petits corps tenter de s'enfuir, aussitôt stoppés, calcinés. Je jurerais même avoir entendu crier.
Pressés l'un contre l'autre, nous avons regardé la flamme monter dans la nuit, emplissant nos poumons de l'odeur âcre du plastique brûlé. Quand le feu a commencé à diminuer, l'Homme a ouvert son sac à dos et en a sorti deux bières ainsi qu'un paquet de chips.
C'était les meilleures chips de notre vie.
Lorsque nous sommes repartis, il n'y avait plus rien sur la plage.
Plus rien. A part un machin noir, puant et calciné, deux cadavres de bouteille et un sac de chips.
On n'allait quand même pas ramasser nos déchets.
Et pendant que l'Homme allume le moteur, je jette un dernier regard au sable.
Je crois distinguer dans la pénombre les quelques mots que j'y ai tracés : "Morts aux écolos bobos !"
Qu'ils se le tiennent pour dit. Que pas un ne se mette en travers de ma route.
Ou bien je lui offrirai un lombricomposteur.
PS : ça y est, j’ai un super site d’auteur ! N’hésitez pas à y faire un tour :