La chaise dans l'armoire

La chaise ne raconte que des histoires vraies (avec simplement une bonne dose de mensonges)...

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Par Ariane Rouquette
1 oct. · 7 mn à lire
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La chaise dans l'armoire (33a)

Amitiés mortes...

Oui, c'est pourtant bien lui. Il a grossi, vieilli… mais il n'y a pas de doute. Et puis qui d'autre que Zacharie aurait pu m'attendre ici, sur l'éternelle terrasse de la maison de ses parents ?

Il tire une taffe sur sa cigarette en me faisant signe de la main. Il recrache la fumée, il dit :

- Salut A.

- Salut Zach.

Je m'approche de lui, je m'assieds à ses côtés pendant qu'il aspire une nouvelle bouffée nicotinée, le regard à nouveau perdu dans le couchant.

Nous ne nous serrons pas la main. Zacha n'a jamais été fan du contact physique, ça a toujours été comme ça.

Dans mon dos, je sens le tressage en osier du dossier du canapé extérieur. Je n'avais pas oublié cette sensation. Je n’y avais pourtant jamais repensé. Elle était restée là dans un coin de ma mémoire, comme toutes ces choses qui appartiennent au passé et qui ont simplement cessé de ressurgir, avec le temps.

Toutes ces choses… comme les mains de Zach, longues, fines comme celles d’un pianiste – ce foutu projet dont il m’a bassiné pendant des années, futur pianiste professionnel qu'il se rêvait d'être, alors qu’il ne s’approchait déjà plus d’un piano, à l'époque ! – … Comme le regard de Zach, ce regard aussi brun que clair, si clair que je n’ai jamais cru qu’une telle pureté puisse être traversée de mauvaises pensées, même si Zach n'est qu'un homme… Enfin, comme son silence, sa nonchalance… Ça ! J'ai tellement voulu lui mettre des claques, au lycée, pour qu'il se remue, qu’il se bouge au lieu d'être toujours là, passif, à observer les choses et les gens.

Et puis je m'y suis fait.

Comme avant, mon regard suit le sien et se perd dans les feuillages du châtaignier, près de la haie du voisin. Cet arbre-là n'a pas bougé. Pourtant, bien des années se sont écoulées depuis la dernière fois où je suis venu m’asseoir ici.

- Ça fait longtemps, hein, Zacha.

- Oui, ça fait longtemps.

Je ne sais pas à quoi il pense. Il est tranquille à mes côtés comme si nous nous étions vus la veille. Cela me donne la sensation d’être « encore nous ».

Il dit :

- Tu te souviens de Madame Borrel, en terminale ?

Comment oublier Madame Borrel ? Comment oublier le lycée… Thibault, Claire, Zach, Lucie et moi ! Tout ce temps où nous passions littéralement toutes nos journées ensemble, et souvent aussi nos nuits. Nos années de fête et de foire, d'études, d'espoir, de panique et de projets d'avenir. Et puis l'avenir nous a rejoints, chacun a pris le chemin de sa destinée : Zach en fac de droit, moi déménageant à Lyon, Thibault et Lucie en fac de sciences ; Claire dans son école de théâtre.

Au début, on a fait comme si tout pouvait continuer comme avant. Je rentrais à Montpeul un week-end sur deux, on continuait les soirées chez Zach – ses parents ont toujours adoré la fête. Puis le temps a fait son œuvre.

Et puis on a perdu Zacharie.

J'ai longtemps cru que c'était à cause des extraterrestres, mais en quinze ans, j'ai eu le temps d'y réfléchir : nous avions commencé de le perdre avant ça.

Pourtant, sur le papier, tout allait bien : c'est pour ça qu'on n’a pas vu venir la catastrophe. Il était heureux dans sa fac, il voulait devenir juriste de l'environnement (le projet me semblait bidon mais on avait 18 ans, tout pouvait arriver). Il avait même obtenu la première place dans un magister ! Ça m'avait marqué.

Et puis je nous revois marchant sur la place de la Com'. Je me souviens de cette conversation hallucinante. Ce n’était pas le fond qui était dingue, au contraire, on devait parler de choses banales. Seulement, chaque fois que je lui posais une question, au lieu de me répondre du tac au tac, comme n'importe qui dans une conversation lambda, cinq secondes de silence au moins s’écoulaient avant que n'arrive sa réponse.

C'est comme si les informations devaient traverser une zone de brouillard avant d'atteindre son cerveau.

On aurait dû voir les signaux. On aurait pu empêcher les extraterrestres.

On n’a pas été à la hauteur.

Zach écrase sa cigarette dans son cendrier. Il sort une nouvelle clope de son paquet et la porte à sa bouche. Il ne l'allume pas encore, il me demande :

- A quoi tu penses ?

J'hésite, je dis :

- Aux extraterrestres.

Son visage se crispe. Son visage… Je l'ai connu aussi lisse que celui d'un nouveau-né et je dois bien avouer que je ne le reconnais plus. C'était un beau garçon, Zach. Il faut voir comment les nanas lui mangeaient dans la main, au lycée. Et lui, grand dadais, il ne se rendait compte de rien ! Il ne parlait que de cette fille, Anna-machin, qu'il avait connue autrefois, comme s'il n'y avait qu'elle qui comptait. Aujourd’hui, je ne sais pas s'il rêve encore à cet amour perdu, mais je doute qu'il ait encore du succès auprès des femmes.

Il a tellement grossi ! Pas grossi : gonflé. A force de médocs, de nicotine, d’obsessions et… de surplace.

C'est comme si en quinze ans, j'avais eu le temps d'apprendre un métier, de l'exercer – puis un autre, de vivre dans plusieurs villes, d'aimer… Et que Zacha, pendant ce temps… il n'avait juste pas bougé d'ici.

Sa tête seule a déménagé. Elle s'est crispée des milliards de fois : de frayeurs, de tocs, d'incompréhension – ça lui a dessiné des rides, les a creusées jusqu’à lui donner cet aspect de jeune vieillard qui m'a fait douter de son identité quand je l'ai aperçu tout à l'heure.

Zacharie allume sa cigarette, il en prend une bouffée, longue. Il dit :

- Tu sais, ça a été dur, ce qu'ils m'ont fait, les extraterrestres.

Je n'ai pas la force de l'arrêter.

Putains d’extraterrestres. Quand il a fait cette crise, il est resté coincé dans son délire : il ne parlait plus que de ça, tout le temps, tout le temps ! On n'en pouvait plus, on lui a dit de se taire et puis, comme il ne le faisait pas, on a espacé nos rencontres et on s’est mis à se voir à quatre : sans lui.

Ce soir, je n'ai pas la force de lui dire d'arrêter.

Alors il raconte :

- Je rentrais de la fac, j'avais ce cours de droit pénal qui finissait à 19h et il fallait encore que je prenne le bus pour rentrer au village. J'avais faim. C'était l'hiver, il faisait nuit mais il ne faisait pas froid.

Le ton de sa voix… Ses paroles sont si rapides ! Je sais qu'il n'est pas en train de visualiser la scène, je sais qu'il est là, avec moi, et qu'il a tant ressassé chaque mot – toujours les mêmes – que ces derniers ont perdu leur sens : ils ne sont plus qu'une litanie.

- J'ai commencé à marcher vers la maison. C'est dix minutes de marche depuis l'arrêt de bus. Je longeais les maisons et je voyais les fenêtres allumées et les gens qui vivaient à l'intérieur. Et puis il y a cette ruelle entre deux propriétés. Elle est étroite, peu éclairée, on longe deux hauts murs sans porte, mais c'est un bon raccourci. Mais au milieu de la ruelle, j'ai senti comme une odeur bizarre. C'était comme des œufs pourris mélangés à du jasmin. Oui : des œufs pourris mélangés à du jasmin. Enfin, j'avais la dalle et je voulais rentrer à la maison alors je n'ai pas regardé si ça venait d'un jardin. Et puis j'ai senti que l'odeur me soulevait de terre. Elle me soulevait de terre. Elle me soulevait de terre. Elle me soulevait de terre.

Je pose ma main sur l'épaule de Zacharie. Il sursaute, me regarde, puis reprend son récit :

- J'étais dans leur vaisseau. Le sol était transparent, je voyais le village en dessous de nous, comme une grosse maquette. Et puis j'ai levé les yeux et je les ai vus. J'ai hurlé. Je me souviens que j'ai hurlé. Ils étaient deux. On aurait presque dit des humains. Mais ils avaient une bouche au milieu du ventre et une corne acérée au milieu de la face.

Je fixe le visage de Zach. Je vois ses rides s'animer. C'est par ce récit qu'elles se sont creusées. Chacune est née de l'un de ces mots répétés mille fois et mille fois encore.

- Quand j'ai été bien attaché, ils ont mis un liquide sur mon ventre. C'était froid. Et tout d'un coup ma peau a disparu. Sous mes yeux, j'ai vu ma cage thoracique et en-dessous mes viscères. Ils étaient très intéressés par les viscères, ils ont commencé à les sortir mais j'ai hurlé alors ils ont arrêté. Ils ont voulu les remettre correctement mais ils n'y arrivaient pas alors ils ont commencé à s'emmêler, à faire des nœuds, à pousser pour que tout rentre et là, je me suis évanoui. Quand je me suis réveillé, j'étais allongé dans la ruelle. Mon ventre était à nouveau couvert de peau. Il faisait froid. A la maison, tout le monde dormait. Maman m'avait laissé une assiette avec un mot pour que je me fasse réchauffer à manger si je voulais. Le lendemain, elle m'a reproché de ne pas l’avoir prévenue que je ne rentrerais pas diner. Je lui ai expliqué ce qui m'était arrivé. Elle ne m'a pas cru. Vous ne m'avez pas cru. Personne ne m'a cru.

Zacharie fait silence. Le châtaigner remue ses feuillages mais la rumeur n'apaisera pas ce que dix années n'ont pu apaiser.

Pourtant, je laisse le temps au silence.

Je finis par demander :

- Tu m'offres une bière ?

Zach se lève et je l'accompagne dans la cuisine. La cuisine n'a pas changé. Les goûts de Zach en matière de bière non plus, d'ailleurs.

Nous voilà bientôt à nouveau sur la terrasse, nos bières posées sur la nappe en plastique, comme au bon vieux temps.

Zacharie ne dit plus rien. Il est en proie avec ses vieux démons. C'est à moi de parler. Je tente :

- On est désolés, Zach. Je suis désolé. Je sais que Claire, Lucie et Thibault le sont aussi. On n'a pas été assez là pour toi. On aurait pu t'aider…

- Vous auriez pu me croire !

- On aurait pu t'aider, être présents au moins. C'est vrai que pendant un temps, on a évité de te voir. Je suis désolé, vraiment. On s'est vus à quatre, sans toi. Mais aussi, tu étais souvent à l'HP, ce n'était pas facile…

Zacharie ne dit rien. Je sais que dans le fond, je n'ai pas d'excuse. Je reprends :

- Alors on a organisé ce week-end à La Salvetat.

Zach se met à hoqueter, il se lève, tousse de toutes ses forces. Je lui tape dans le dos, le temps qu'il arrête de s'étouffer avec sa cigarette. Je n'ose pas lui dire qu'il faudrait qu’il arrête de fumer : ce n'est vraiment, vraiment pas le moment.

Zach parvient à calmer sa toux, il dit :

- Tu sais, j'ai cru que vous vouliez me tuer, ce jour-là.

Là, je soulève les sourcils, incrédule. Je balbutie :

- Pardon ?

Il éructe encore une ou deux fois, se rince la gorge à la bière et reprend :

- Je n'étais pas très bien. Ecoute, quand je dis que personne ne m'a cru, ce n'est pas vrai. Je sais que certains ont très bien compris que je disais la vérité, mais ceux-là, ils me faisaient croire quand même que j’étais fou pour ne pas éveiller mes soupçons. Je ne suis pas fou, tu sais, A. ?

Je fais non de la tête, mal à l'aise.

- Oui, il y a des gens qui ont su que c'était vrai. Il faut dire qu'ils ont eu le temps de faire des analyses, à l'hôpital. Ils m'ont toujours affirmé que mon ventre allait parfaitement bien, ils m'ont même montré des radios : ils m’ont montré des fausses radios, tu te rends compte ?! Mais je sais qu'un des docteurs a prévenu les gens du gouvernement. Et il leur a dit ce qu'il m'était arrivé. Parce qu'à partir de là, j'ai bien vu qu'on commençait à me suivre.

- A te suivre…

Mon cerveau bouillonne. Il ne m'a jamais parlé de tout cela.

- Oui, à me suivre, des tas de gens. Le gouvernement a eu recours à plein d'agents qui ressemblent à « Monsieur tout le monde », pour que je ne me rende compte de rien. Par exemple il y avait ce gamin qui jouait au basket à côté de chez moi. Et puis cette grand-mère qui soi-disant attendait le bus chaque fois que je devais le prendre.

- Zach, il n'y a qu'un bus par heure pour aller de ton village à Montpellier.

- Et tu trouves qu'une grand-mère a des raisons de se rendre à Montpellier par le bus de 6h50 ? Elle était là uniquement pour me surveiller, je te dis ! Alors quand vous m'avez invité à ce week-end alors qu'on n'avait même pas fait de soirée pendant des années…

Sa gorge se noue.

Sa bière étant finie, et ayant moi-même besoin d’un peu d’air, je m'autorise à aller chercher une nouvelle tournée dans la cuisine. Quand je reviens sur la terrasse, je trouve Zacharie recroquevillé, les yeux fermés, toutes les rides de son visage plissées. Il se tient le ventre, il balbutie :

- Putain, ce que j'ai mal…

Je m'assois près de lui, je le regarde sans savoir quoi faire. Qui peut lutter contre un déplacement de viscères effectué par des extraterrestres ?

Je lui jette un regard compatissant et j'attends quelques minutes.

Je finis par dire :

- Quand je t'ai appelé pour te proposer ce week-end, j'ai senti ta voix se transformer.

Zach détache les mains de son ventre, il boit une gorgée. Il dit :

- Oui, j'ai cru que vous aussi, vous aviez été recrutés par le gouvernement.

- Comment as-tu pu croire…

- Je sais. Mais je me sentais tellement seul, vous vous étiez éloignés, vous vous voyiez entre vous et soudain cette invitation ?

- Parce que justement, on s'était dit…

- Et moi j'ai compris ce jour-là que vous alliez me tuer. C'était logique. J'étais devenu trop dangereux. Je savais des choses que le gouvernement voulait garder secrètes, j’ai compris qu’à un moment il voudrait en finir… et que le coup de poignard viendrait des seules personnes que j'aimais vraiment !

- Mais enfin, Zach…

Je mords mes lèvres avant qu'elles ne prononcent la fin de ma phrase : "tu es complètement malade". Et bien m'en prend. Car Zacha continue de parler :

- … et c'est pour ça que j'ai décidé de vous tuer avant que ce ne soit l'inverse.

La suite la semaine prochaine (si vous ne vous faites pas enlever par des extraterrestres d’ici la semaine prochaine si vous sentez du jasmin et des œufs pourris : fuyez !)

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