Vous avez raté la première partie de l’histoire ?
Retrouvez là :
Mon cerveau bouillonne. Je balbutie :
- … Pardon ?
- Je suis désolé, A., ce n'était pas contre vous. Enfin, si, j'étais vraiment triste que vous ayez été chargés de mon assassinat. Mais il fallait bien que je vous tue pour sauver ma peau.
Je manque d’air. Je le regarde, il soutient mon regard. Il a l'air très sérieux.
- Je savais que vous n'agiriez pas avant samedi. Je me suis dit que vous n'aviez pas choisi La Salvetat par hasard, que vous vouliez faire du canoë sur le lac. J'ai bien compris que vous vouliez me balancer à l'eau. J'ai espéré que vous n'essayeriez pas de me tuer trop tôt, qu'on passerait au moins la soirée du vendredi soir tous ensemble, dans le camping, et comme ça j'aurais le temps de vous empoisonner.
A ce niveau-là, mes lèvres ne sont même plus capables de remuer. Zach déchiffre cependant les questions qui transpercent mon cerveau et il y répond, sincère :
- J'avais piqué le collyre de Django, tu sais ? mon chien. J'avais vu dans un fait divers que ça pouvait provoquer des crises cardiaques. Je me serais chargé d'ouvrir les bières, vous m'auriez évidemment laissé faire puisque j'ai toujours été le « préposé aux bières » de nos soirées. Je n'aurais pas mis le collyre dans la première tournée, pour ne pas éveiller vos soupçons : je voulais attendre que vous ayez assez bu pour ne pas prêter attention au goût. Il fallait que ça marche !
Je parviens à articuler :
- Dans la voiture, tu n'avais pas l'air bien…
- J'étais paniqué. Je serrais le flacon contre moi, contre mon bide. Je savais que pour vous, ce serait le symptôme de mon horrible mais habituelle douleur, depuis les extraterrestres, donc que vous ne vous méfieriez pas. Mais j'avais peur quand même, vous auriez pu comprendre, et alors vous vous seriez jetés sur moi, vous m'auriez massacré, ç’aurait été une vraie scène de crime, bien plus qu’une disparition, mais le gouvernement vous aurait quand même protégés. J'avais très peur. Il fallait que je réussisse à vous tuer en premier.
Je répète sans oser comprendre :
- En premier.
- Et puis il y a eu ce virage où la bagnole est tombée en panne.
Je lève les sourcils, je balbutie :
- Tombée en panne ?
- Oui, tu ne te souviens pas ?
Je ne dis rien, je cherche juste à contrôler la panique. Tout ce que je comprends pour le moment, c'est que j'ai failli être assassiné par mon ancien meilleur ami. Zacha continue :
- On n'était pas loin d'arriver et puis Thibault qui conduisait a dit qu'il y avait un problème. Il a arrêté la voiture… On est tous descendus. Sauf toi, tu dormais. Moi, je n'en pouvais plus, avec le poison serré contre mon bide. Je me suis dit que c'était fini, que l'un d'entre vous avait compris que je savais la vérité et que vous alliez me tuer là, sur cette route. Mais ce n'était pas logique ! Pourquoi, si vous vous apprêtiez à en finir, faisais-tu semblant de dormir ? Ce n'est quand même pas Thibault ou les filles qui auraient pu me maîtriser ! Et puis Thibault est passé sous la voiture et s'est mis à trafiquer des trucs. Claire a commencé à me parler. Elle voulait savoir comment j'allais et si j'avais repris les cours de piano, et elle m'a parlé de la semaine prochaine et ça non plus ça n'était pas logique : pourquoi me parler de la semaine prochaine alors que vous alliez me tuer là maintenant ? C'était pour endormir mes soupçons, je me suis dit, au début, mais Thibault continuait de trafiquer des trucs sous la voiture, et j’ai pensé que le gouvernement, c'était des branques, de vous avoir refilé une voiture défectueuse pour aller commettre un assassinat et ça non plus, ça n'était pas logique, parce qu'il n'est pas comme ça, le gouvernement : il est partout, il sait tout, il ne rate rien. S'il voulait me tuer, il m'aurait fait tuer avec une voiture en parfait état. Et là, la voiture était en panne. Elle n'était pas là pour me tuer, vous n'étiez pas là pour me tuer, vous m'aviez juste invité à un week-end entre amis et moi, j'étais en train de faire une crise de paranoïa.
Zacharie reprend son souffle mais moi, je ne respire plus. Zacha n'est pas malade : il est fou. Fou à lier. Il délire complètement. Complètement.
- Thibault a de nouveau essayé le moteur et cette fois, il a réussi à le remettre en route. Alors avant de remonter à bord, j'ai laissé glisser le collyre dans un trou entre les épines de pin. Je me suis dit que Maman en achèterait un autre pour Django.
Zach avale une gorgée de bière, il sourit :
- Au final, c'est bien que je ne vous aie pas tués : ça a été un très bon week-end. Dommage qu'on n'ait pas refait ça. Vous n'êtes jamais revenus me voir. D'ailleurs ça me fait plaisir que tu sois là, ce soir.
Je me prends la tête entre les mains. Est-ce que c'était un bon week-end ? En fait, je ne m'en souviens pas. On a installé la tente, on a fait la fête, le reste… c’est un trou noir.
Et pourquoi ne suis-je jamais revenu voir Zach, toutes ces années ? Depuis dix ans ! Sa remarque, il vient de l’énoncer sans reproche, simplement pour édicter un fait, mais pourquoi diable ne suis-je jamais revenu ?
Et pourquoi suis-je ici ce soir ?
Je ne comprends pas.
Pourquoi est-ce que je ne comprends pas ?
Soudain, la musique de Ska-P résonne dans la pénombre.
Zacharie se tourne vers moi, amusé.
- Tu as gardé la même sonnerie de portable ?
Bien sûr ! Mais… en même temps : est-ce que c'est normal d’avoir toujours la même sonnerie de téléphone, au bout de dix ans ?
Je plonge mon regard dans le message que je viens de recevoir : "Frérot, rentre immédiatement, Papa en crise."
Je me lève comme un automate, je dis :
- Désolé, Zach, il faut que je parte.
Il répond simplement :
- D'accord.
Et sa bouche projette dans la nuit quelques cercles de fumée bleue.
Je descends les marches qui mènent de la terrasse au jardin, je traverse l'allée. Je ne vois pas ma voiture. Serais-je venu à pied ? Je ne me souviens pas. Django n’accourt pas. En même temps Django est trop vieux pour être encore en vie : il doit être mort depuis des années. Pourtant Django n’est-il pas venu me faire des fêtes quand je suis arrivé tout à l'heure ?
Je ne comprends plus rien, je presse le pas, je manque de tomber, j'ai peur. Et puis il y a cette odeur autour de moi : cette odeur de framboise. Beaucoup trop de framboises. Je continue d'avancer, je…
- Borgul ?
Je gesticule dans tous les sens, ça se décolle, je sens que ça se décolle !
- Arrête, Borgul, tu vas déchirer la peau, tu sais bien que la corne, c'est délicat à passer.
Tout à coup, je sens comme une brise d'air et la lumière paraît devant mes palrog. Grob est là qui me regarde, l’air inquiet :
- Ça va ?
Je secoue la face.
- Ça va mais il était temps que tu me rappelles, j'étais en train de me laisser envahir par les souvenirs de ce A., ça commençait à dérailler.
- C'est fini, maintenant. Retire tes forg.
Délicatement, je détache un à un chacun de mes forg du cerveau de mon déguisement humain. Puis je secoue mes membres jusqu'à ce que les doigts de l'hôte ne soient plus qu'une enveloppe vide voletant dans la brise.
Deux temps plus tard, le déguisement humain est à terre, tout plat, tout plissé, la tête renversée sur les lombaires, les yeux morts grand ouverts.
Grob le retourne et peste :
- Tu as fait un trou avec la corne ! Je t'avais dit de faire attention !
- Désolé… je commençais sérieusement à étouffer là-dedans.
- Bon, conclusion ?
- La greffe a pris : le Zacharix est convaincu qu'il y a eu une panne sur la route, il a remplacé ses vrais souvenirs. Pour lui, il a juste voulu tuer ses amis mais il ne l'a pas fait.
Grob me jette un regard réservé :
- Sérieusement ?
- Sérieusement. C'est plus ce A. qui a commencé à avoir des doutes, parce lui doit bien bien se rappeler ses derniers moments : un empoisonnement, ça ne doit pas être agréable.
- Oui, ben ça, c'est pas notre problème. Ce A., si on l'a récupéré en même temps que le Zacharix, c’était juste pour le convertir en déguisement humain. Donc pas besoin de lui trafiquer la mémoire.
Je souris en inspectant mon nombril-buccal, heureux de me retrouver. Je commente :
- En tout cas, ça veut dire qu'on a réussi. On a trouvé la solution pour modifier la mémoire des humains ! On va pouvoir en récupérer un autre, l'étudier et le remettre ensuite sur Terre, sans qu'il n’en garde aucun souvenir.
- Tant mieux, parce que le Zacharix, avec sa grande grul, quand on l'a récupéré au milieu des cadavres, son gouvernement était à deux doigts de le récupérer pour le faire parler.
- Par contre, faudra que tu lui répares le bide. Il a toujours mal.
Grob crache :
- Encore ? C'est vraiment compliqué, les viscères d'humain… Bon. Tu le déconnectes ?
J'hésite, encore empli des sentiments de ce A. à l'égard de son ancien ami. Je jette un regard au Zacharix à travers la lucarne : il est toujours assis en face de la projection du châtaigner.
- Je le laisse juste finir sa cigarette.
- Ok, tant qu'il ne s'esquinte pas les mains… Depuis qu'il l'a racheté, le Griblo ne manque pas une occasion de me rappeler que c’est lui, désormais, le propriétaire ! Et là, il me l'a prêté à la seule condition que le Zacharix ne s'esquinte pas les mains.
- Compte sur moi.
A peine la fin de la cigarette s'est-elle transformée en cendres que je fige notre humain d'un coup de toguël. Puis je lui rends sa forme d'objet habituelle : jambes et bras tendus, tête en bas et les doigts écartés. C'est vrai que ce A. a raison : le Zacharix a vraiment des doigts de pianiste.
Tiens, c’est promis : dans trois lunes, j’irai le voir en fonctionnement. Il n'y a pas meilleur objet pour ratisser le sable du frougue, je comprends que le Griblo le considère comme son râteau favori.
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PS 2 : Vous aussi, vous voulez obtenir un déguisement humain ?
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