La chaise dans l'armoire

La chaise ne raconte que des histoires vraies (avec simplement une bonne dose de mensonges)...

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Par Ariane Rouquette
10 sept. · 7 mn à lire
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La chaise dans l'armoire (32)

De retour de vacances ? Gardez la banane !

Les gars, je vis ma meilleure vie !

Ça ne fait que dix jours qu'on a posé les pieds à Bangkok et pourtant, j'ai l'impression que c'était il y a un mois.

Faut dire qu'on a bien enchainé – carrément enchainé !

A peine sortis de l’aéroport, c’était parti pour dix heures de bus qu’on n’a pas vu passer, en mode zombie qu’on était à cause du décalage horaire. On a quand même réussi à émerger à temps pour choper un catamaran à Surat Thani et rejoindre Koh Phangan. On est arrivés sur les coups de 17h, et là, la folie a commencé. On s’est acheté deux tee-shirts réfléchissants, on s’est offert un maquillage fluo et ça a été le début de la full moon party ! Le kiff absolu ! De l’électro, des grillades, de la Singha coulant à flots, des cracheurs de feu, de la corde à sauter et des jeunes venus du monde entier, comme nous, pour le plaisir de danser sous la pleine lune…

A 6h du matin, Alexis me serrait dans ses bras en me racontant des trucs que j’ai zappés mais qui me faisaient hurler de rire. On était en pleine forme. Faut dire : il était 11h du côté de Nîmes.

Le reste de la première semaine a été tout aussi incroyable… des montagnes, des grottes, des temples, des petits-déjeuners à la mangue…

A Hat Yai, nous avons retrouvé Sophie et Jérém', qui achèvent de leur côté leur road-trip Malaisie/Indonésie.

C’est un plaisir vertigineux, de retrouver des amis à l'autre bout du monde. A leurs côtés, nous avons plongé dans l'ambiance de cette ville grouillante, bruyante, avec son marché réjouissant et ses magasins gigantesques !

 

Et puis me voilà ici, maintenant, en train de vous parler dans ma tête.

Faut dire ! J’aimerais tellement que vous soyez là, que vous puissiez vivre ce qu’on est en train de vivre, sentir ce changement de rythme bienvenu, cette douceur…

Allez, je vous décris. Fermez les yeux, laissez-vous porter.

Fixez bien vos lunettes de soleil… la lumière se réfléchit sur l'eau calme de la mer, aveuglante. Pendant qu'Alexis pagaie à l'arrière du kayak, je laisse ma main frayer une ligne éphémère dans l'eau chaude et turquoise. Des fois, je l'entends qui rouspète :

-       Tu pourrais pagayer un peu !

Je lui réponds que je ne me suis pas mise avec un grand costaud pour ne pas profiter un peu de ses gros muscles.

Alors il râle (sans cesser de pagayer) pendant que je regarde les poissons colorés se promener dans la mer translucide.

Quand je vous disais que je vivais ma meilleure vie…

Sophie et Jérém', qui ont pris du retard au démarrage à Loh Dalam, nous rejoignent et, bientôt, nous atteignons la fameuse crique de Monkey Beach. C'est à qui sera le premier à apercevoir un singe !

Nous pagayons désormais à peine, scrutant la jungle compacte d’où s’échappe qui une orchidée, qui un piment…

Vous verriez la forme de la roche… J'ai l'impression d'être plongée dans Avatar, je me prends à lever les yeux pour chercher les montagnes flottantes.

L'île grouille. Je ne la vois pas grouiller mais je le sens, pleine de cris, de chants… dense. J'ai comme l’envie de m'y enfoncer, de m’y perdre… Fascinante.

Ici tout est sauvage, l’Homme n’est pas chez lui. Pour me démentir, on trouve simplement, à intervalle plus ou moins régulier, des panneaux écrits en plusieurs langues, ou couverts de pictogrammes, et délivrant tous un même message : ne pas nourrir les singes.

-       Là ! Il y en a là ! Sur cette branche !

A quelques mètres du bras tendu de Sophie, une famille de macaques nous regarde passer. Ils sont un peu moins de dix, surtout des jeunes, certains qui s'amuse pendant que les autres s'épouillent. Ils semblent légèrement plus petits que leurs congénères croisés ces derniers jours : je leur donne une trentaine de centimètres, avec des queues aussi longues que leur corps.

C'est tellement rigolo de les voir, avec leurs regards vifs et pénétrants, leurs mains agiles ! De vrais petits cousins !

Mais déjà, nos kayaks les dépassent et nous continuons de longer les méandres de la rive. Soudain c'est un magnifique oiseau, les ailes bleues et le bec rouge, qui s'échappe de la verdure !

Et puis nous atteignons une plage au sable blanc, bordée de palmiers. Clairement, nous sommes entrés dans une carte postale.

 

Sophie et Jérém' proposent que nous nous y amarrions, ce que nous acceptons avec enthousiasme.

A un mètre de la plage, je me laisse glisser dans l'eau : elle est délicieuse, limite trop chaude, je sens le sable me caresser la plante des pieds.

Nous empoignons le kayak et le trainons sur la plage. Mais dès que mon pied nu touche le sable sec, un cri s'échappe de ma bouche et je fais un bond en arrière. Alex et les copains, une seconde interloqués, se marrent :

-       Tu aurais dû investir dans des chaussures d'eau !

Des chaussures d’eau ? Des chaussures anti-sable bouillant, oui !

J'enfile mes tongs illico qui m'attendaient bêtement au-devant du canoë, puis nous abandonnons nos sacs et nos embarcations pour une petite marche le long de la plage.

Ma main serrée dans celle de mon chéri, je laisse mon regard trainer vers la forêt. Je me demande s'il est vraiment possible d'y entrer tant tout semble couvert de feuillage. Je la sens qui, doucement, m'appelle…

Et puis soudain, on entend les cris d'un… c'est loin mais… oui, c'est ça : ce sont les rugissements d'un lion.

Un lion ?

Il n'y a pas de lion en Thaïlande… dans les zoos peut-être, mais certainement pas sur cette île.

Nous commençons pourtant à chercher sérieusement le gros félin dans les branchages, mais voilà que les rugissements s'arrêtent, remplacés au bout de quelques secondes par des jappements de chien, puis par des tintements de cloches abominablement aigus, suivis de hurlements de bébé insupportablement réalistes.

Ça tourne en grand n'importe quoi quand on en arrive au concert de hard-rock.

-       Metallica, The Four Horsemen, me glisse Alexis dans le creux de l'oreille.

Je ne dis rien, je suis songeuse, on continue de marcher, et puis on voit à une centaine de mètres devant nous cinq touristes qui gesticulent dans tous les sens en direction de la jungle.

Alors on presse le pas, curieux.

Ils ont l'air hyper préoccupés, ils ont mis un sacré boxon dans leur petit coin de paradis : leurs serviettes sont chiffonnées au sol, à moitié couverte de sable – ils les piétinent sans se poser de question.

- Hello ! What's going on ?

Ce sont des Australiens. Ils nous expliquent qu'ils se sont posés là pour profiter, tranquilles : ils avaient les serviettes, le soleil, la musique… et puis ce foutu singe est arrivé qui leur a piqué leur enceinte et s'est enfui dans cet arbre avec.

Depuis, la pauvre fille propriétaire de l'objet connecté essaye désespérément, en choisissant les sons les plus effrayants possibles, de lui faire lâcher sa proie.

On jette un coup d'œil vers le haut de l'arbre où s'est réfugié le macaque : le plan n'a pas l'air de bien fonctionner… La seule réaction du macaque à cette cacophonie, c’est de frapper violemment l'enceinte contre le tronc de l'arbre.

Je secoue la tête, je lâche la main de mon chéri. Je dis à la volée :

-       Je sais comment faire pour qu'il la lâche.

Et je fais demi-tour, direction nos kayaks.

Une banane : il y a une banane dans mon sac.

On va filer la banane au singe, il lâchera l'enceinte et moi, j'aurai fait ma B.A. du jour.

Après cinq bonnes minutes de marche à pas rapides, je retrouve nos embarcations et désarrime notre bidon. Je m'accroupis, tourne le couvercle – qu'évidemment Alex a serré comme un malade – et en extrais, sous nos serviettes de plage, mon sac à dos. Dedans, la banane a miraculeusement survécu à tout écrasement ou implosion.

Je me relève fièrement, ma banane entre les mains, et je me retourne.

 

Et là…

Face à moi…

A une centaine de mètres, à la lisière de la forêt : une armée de singes.

Une armée ! Ils sont au moins une vingtaine ! Tous en ligne, droits, figés, et leur regard braqué sur moi.

Je n'ose plus faire un geste, j'ose à peine respirer, il n'y a que mon regard qui balaie les macamques, comme un essuie-glace.

Je voudrais qu'Alexis soit là. Il est beaucoup trop loin, il ne peut pas savoir.

Si je hurle, ils attaquent.

Ils ont des regards tellement… méchants.

Ma main tremble… je tremble de tout mon corps.

Je sens la banane frapper ma cuisse convulsivement.

Il va falloir que je fasse quelque chose… au moins, avoir l'initiative…

Au centre de l'armée, comme un général, il y a une grosse guenon, l'air mauvais d’une vieille mégère, un bébé accroché sous son ventre.

Soudain, je jette la banane de toute mes forces. La horde se propulse d'un seul bon ! Je vois le bébé macaque agrippé à sa mère, ballotté en tous sens entre les pattes qui cavalent. Lui aussi a la hargne dans ses yeux. Mais je ne regarde déjà plus, je leur tourne le dos sans demander mon reste et je fonce dans la mer !

Les tongs se tordent sous mes orteils, l'eau m'éclabousse, mon short, mon tee-shirts se trempent mais je fonce en avant, sans chercher.

J’en suis sûre : dans l'eau, je serai sauvée !

Oui, c’est parfaitement crétin.

C’est comme hurler « perché ! » en espérant qu’ils connaissent la règle du jeu car… qu’est-ce qui me prouve que ces foutus singes ne savent pas nager ?

Je finis par manquer de glisser, me rattrape je ne sais comment en me tordant à moitié le dos, je me stabilise… Je sens qu’une de mes tongs est désormais portée disparue.

Je compte jusqu’à trois et je me retourne.

Sur la rive, c'est… un carnage.

Le contenu de notre sac est renversé sur une dizaine de mètres… deux macaques se sont jetés sur les gourdes : ils dévissent le bouchon avec leurs doigts pour les ouvrir – parfaitement : ils dévissent le bouchon ! Et puis ils boivent avidement, jusqu'à ce qu'un autre vienne leur voler leur butin, qu’ils poursuivent en sifflant.

D'autres singes se sont carrément attaqués au kayak de Sophie et Jérém', beuglant de rage parce qu’ils n’arrivent pas à ouvrir le bidon, qu'ils ont cependant réussi à détacher.

Je vois un paquet de gâteaux s'enfuir vers la forêt… poursuivi par une pochette rouge.

Merde ! Ce n’est pas « une » pochette rouge, c’est « LA » pochette rouge ! Celle qui contient nos téléphones et nos passeports !

Je cris :

-       Alexis !!!

Alexis arrive justement en courant, suivi de Jérémy.

Au début, les singes les remarquent à peine, leur jetant tout juste un petit regard de mépris avant de reprendre leur rapine.

Et puis Jérémy choppe une pierre ou un bout de bois – je ne vois pas bien de là où je suis – et il la jette au milieu de la horde.

C'est quitte ou double…

Et c'est double : deux singes en colère se mettent à courir, gueule ouverte, vers mon pauvre poteau…

Ils ignorent que Jérém' en est à sa cinquième année de kick boxing : il accueille le premier assaillant d'un coup de poing dans l’estomac qui effraye heureusement son comparse. Les deux gars continuent d'avancer vers nos affaires.

Et moi, je ne quitte pas des yeux la pochette rouge…

Je prie tous les dieux de la terre pour qu'elle ne disparaisse pas à son tour dans la forêt.

Pendant que les garçons mettent en fuite nos agresseurs, Sophie me rejoint dans l'eau :

-       Ça va ?

En fait non, ça va pas : je tremble comme une feuille. J'accepte la main de ma pote avec reconnaissance pour me guider, clopin-clopant, jusqu'à la rive.

Nos deux copains nous attendent, victorieux, maîtres d’un champ de bataille ravagé.

-       Quel bordel… lance Alex.

Et puis on fait silence.

-       Tu sais, finit par me souffler Sophie : quand on a entendu le raffut, le singe a lâché l'ampli. Les Australiens étaient contents.

Si ça pouvait me consoler de ma con…rie et de voir nos deux passeports suspendus à 10 mètres du sol entre les pattes d'un macaque arrogant…

On reste là, bras ballants, un petit moment, à le regarder, ce salopard qui se fout de nous du haut de son cocotier. Et il a bien raison de se payer notre tronche : on ne peut rien faire. Si on avance trop près, c'est clair qu'il sautera pour disparaître dans la forêt. Sans parler du reste de la horde qui peut rappliquer à tout moment…

J'ai tellement envie de lui balancer ma dernière tong… quitte à me cramer les deux pieds pour le restant de ma vie.

-       On a des bananes.

Je me tourne vers Jérémy, les sourcils froncés.

-       Écoute, moi aussi, j’ai cru que c’était une bonne idée mais…

Mais lui, il a un grand sourire qui lui monte aux lèvres et il précise :

-       On a même quatre bananes.

-       Et puis il ajoute :

- J., tu restes à surveiller notre ami. Sophie, Alex, venez m'aider.

Moi, je prie pour qu'ils ne fassent pas exactement ce que j’ai fait il y a dix minutes, je ne veux pas revivre ça… mais mon cœur bat encore trop fort pour que je cherche à protester.

Ils ont vu de quoi ils sont capables, alors…

Dans mon dos, j'entends nos embarcations glisser sur le sable. Là, je panique :

-       Vous ne m'abandonnez pas, hein ?

-       Jamais ! me promet mon chéri.

Là-haut bien installé dans son arbre, notre petit voleur observe avec curiosité ce qui se trame.

Je vois soudain tout son corps se tendre et sa langue lécher ses babines.

Je me retourne une nouvelle fois : tanguant sur le kayak, Sophie est en train d'ouvrir le bidon intact (enfin, intact… quand le loueur verra les traces de morsures, je ne suis pas sure qu'il sera de cet avis) sous la surveillance de Jérém', que l'eau atteint à mi-cuisse.

Puis ils font je ne sais quoi que ni le singe ni moi n'arrivons à discerner et ils finissent par brandir dans notre direction le régime de bananes.

Je sens la panique me brûler la poitrine.

Ça va recommencer, ça va vraiment recommencer…

Et Jérémy hurle :

-       Eh ! Le macaque ! Tu rends la pochette et on te donne les bananes !

Il faut croire que le troc culinaire est un langage universel : à peine Alex a-t-il projeté les bananes, de toutes ses forces, vers la plage, que mon petit voleur laisse tomber la précieuse pochette pour s’élancer vers son nouveau trésor.

J'attrape la pochette au vol et je cours comme une dératée une nouvelle fois vers la mer.

Je me jette dans l'eau à l’instant-même où le singe atteint sa proie. J'entends :

-       Tire !

Et voilà que les bananes se mettent à glisser sur le sol, sous le regard éberlué du petit racketteur !

Je file jusqu'aux kayaks, Jérémy m'aide à me hisser à bord.

Sur la rive, le petit monstre siffle de rage, sautant, au bord de l’eau, pendant que la troupe, curieuse, toujours partante pour faire un mauvais coup, s’extrait de la jungle.

Mais nous sommes à l'abri, maintenant.

Les deux garçons se hissent à leur tour sur les embarcations pendant que Sophie détache la ficelle de notre régime, puis passe les bananes à l'eau claire.

-       Mais… je demande : elle sort d’où, cette corde ?

-       Oh, on l’a acheté en Malaisie pour se sécuriser, quand on fait du snorckelling. Et tu vois, on l’avait laissé dans le sac.

 

C'est avec une satisfaction certaine que nous dégustons nos bananes, le sourire sur les lèvres et nos regards plantés dans ceux des singes, la pochette rouge bien rangée dans le bidon de nos amis.

Et puis nous décidons qu'il est temps de continuer notre route.

Pas peu fiers :  on aura réussi à rouler un singe en Thaïlande.

Les gars ! Quand je vous disais que je vivais ma meilleure vie !

 

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