La chaise dans l'armoire (27)

Et voici la tarte aux fraises !

La chaise dans l'armoire
9 min ⋅ 05/03/2024

Écoute, je… Je n'en peux plus. Ça ne va plus du tout avec Christelle.

Ça fait des mois que ça ne va pas entre nous, mais depuis la soirée chez Jérôme, c'est vraiment le pompon. C’est quand il y a eu la tarte aux fraises que je l’ai complètement perdue. Tu comprends ? Je l'ai perdue !

Comment ça, tu ne vois pas le rapport ? Mais si, on était chez Jérôme et…

Quoi ? Que je t’explique ça en détail ? Pour « mieux comprendre » ? Comme si tu y étais…

Bon…

Comme si on y était…



Je t'ai déjà parlé de Jérôme : un grand chauve avec lequel je fais de l'escrime médiévale.

Quand Christelle a dû déménager à Perpi à cause de son travail, j’ai d’abord hésité à l'accompagner – je n'avais jamais bougé d'ici. Mais quand elle m'a dit qu’il y avait un club d’escrime médiévale et que je pourrais continuer à en faire, ça m’a décidé.

C'est là que j'ai rencontré Jérôme ; on a de suite sympathisé.

Jérôme, c'est mon pote d’association, tu vois ce que je veux dire ? Le genre d'ami que tu retrouves au local, avec lequel tu échanges quelques mots, puis auquel tu te confies de plus en plus surtout quand ça ne va plus dans ton couple, et qui te connais bien, très bien, même si vous ne vous voyez jamais à l’extérieur.  

Un soir au local, il me demande comment ça va avec ma chérie. Moi, je craque un peu… Une fois rentrés, plus tard dans la soirée, il me propose par texto de nous joindre, Christelle et moi, à un dîner le samedi auquel il a aussi invité quelques amis à lui.

Cette invitation, c’est vraiment sympa de sa part. Je m’empresse d’en parler à Christelle : voir des gens nous fera tellement de bien ! C’est vrai : on ne voit jamais personne. Mais Christelle rit. Elle dit que c’est de ma faute, que j'ai systématiquement refusé toutes les invitations venant d’amis qu’elle s’était faits ici et que là, comme par hasard, je suis partant pour sortir… Alors que : non, elle ne viendra pas.

Moi, j’insiste, je sens bien qu’il nous faut quelque chose, n’importe quoi pour repartir ! Mais Christelle continue de secouer la tête, bras croisés. Elle dit que je n’ai qu’à y aller tout seul, que ça lui fera des vacances… Alors j’abandonne. Je l’informe que je vais décliner, parce que moi, je préfère rester avec elle plutôt que de voir mes amis.

Eh bien tu sais quoi ? Aussitôt, elle change d’avis et accepte l’invitation.

Les femmes… va savoir…

 

Il est 20h quand nous arrivons chez Jérôme. Sur le trajet, nous nous sommes encore disputés… Je sonne à la porte. Serrant la bouteille de vin que nous apportons, je me compose un visage enjoué – sans un regard pour Christelle qui effectue peut-être (ou pas) la même opération à mes côtés.

La porte s’ouvre :

- Bonjour ! nous dit une fille lumineuse, très jolie, qui me fait penser à ma chérie au début de notre histoire.

La fille nous embrasse :

- Je m’appelle Sophie, je suis la femme de Jérôme, entrez, entrez !

Christelle passe le seuil, puis moi et Sophie en profite pour m’adresser un clin d’œil qui me réchauffe le cœur. Ce clin d’œil, il veut dire « allez, tu vas voir, vous allez passer une bonne soirée et ça va vous faire du bien ». Ça me touche beaucoup.

Nous voilà bientôt réunis avec nos hôtes et les deux autres couples d’amis.

Laisse-moi te les décrire.

D’abord, il y a les pharmaciens. Le type, c’est le genre menton carré et cheveux blonds coiffés au gel. Une tête de beau gosse, quoi. Mais pas un BG de 20 ans : un BG de notre âge, plein de cernes, fatigué… Voilà : un BG fatigué. Et sa femme ? Ben… elle a une tête de belette.

L’autre couple, ce sont des profs. Le gars me plait tout de suite, faut dire qu’on est frères capillaires : il a une belle queue de cheval comme la mienne. Mais lui, en plus, il a un petit bouc qui lui donne un air de mousquetaire. Quant à sa femme, c’est une petite rousse grassouillette.

On s’installe, la soirée commence bien. Christelle est très agréable, elle rit, pose des questions, s’intéresse. C’est juste dès que j’essaie de lui prendre la main qu’elle la retire…

Mais pour le reste, les rires fusent, les bouteilles se vident et rapidement la chaleur monte.

Mais la température est supportable. Et puis nos hôtes ont hyper bien cuisiné, la conversation est très agréable, on nous questionne beaucoup… C’est juste que je me demande ce que ces six-là ont en commun – à part d’être gentils.

Je te donne un exemple. À un moment, dans l'espoir de faire réagir ma chérie, j'évoque nos premières vacances : quand on est partis sac au dos gravir les îles Éoliennes. A m’écouter, Jérôme et Sophie s’y voient déjà, ils se promettent la même aventure dès cet été et cèlent leur promesse d’un baiser. Pendant ce temps, le BG fatigué et sa belette de compagne rigolent : ce genre de vacances, très peu pour eux ! Eux, ils partent toujours all-inclusive. Quant au mousquetaire et à sa grassouillette, ils n’ont l’air d’aimer que leur maison de Bretagne.

Pourtant, malgré leurs différences, tu sens une vraie complicité entre ces trois couples. Je leur en sais d’autant plus gré de nous accueillir avec autant de chaleur.

Je ne suis pas le seul que leur relation titille. Christelle finit par demander :

- Au fait, comment vous vous connaissez, tous les six ?

- Oh ! réfléchit le mousquetaire. Ça fait pas mal d’années, maintenant !

- Ça oui, enchaîne la belette, au moins cinq ans.

Et Jérôme nous ressert à boire.

Il fait chaud, de plus en plus chaud, l’alcool ne m’aide pas. Il n’y a que Christelle qui reste glaciale envers moi.

Et puis Sophie et la grassouillette partent à la cuisine préparer le dessert. Elles en reviennent quelques minutes après en portant un plat étincelant.

- Et voilà la tarte aux fraises !

L’annonce est accueillie avec une fièvre enthousiaste et la tarte aux fraises est religieusement déposée sur la table. Tout le monde la regarde, je la regarde.

C’est une très belle tarte aux fraises : de la pâte sablée surmontée de crème sur laquelle ont été disposés des morceaux de fraises, coupées en deux. Les fruits sont d’un rouge… sensuel. Comment te dire ? Presque charnel. J’ai tout d’un coup une envie terrible de goûter cette tarte-là.

Mais les fruits ne sont pas les seuls à être rouges. Mes mains sont rouges, mes bras, ma tête sont rouges… Je n’en peux plus de chaleur et d’ailleurs je ne suis pas le seul à crever de chaud. Le BG fatigué n’a de son côté plus l’air de supporter sa chemise. D’ailleurs il se met à défaire les boutons en partant du haut, jusqu’à l’ouvrir à l’italienne.  Évidemment, Christelle, ça n’a pas l’air de lui déplaire. Foutu beau gosse.

Mais le BG n’a pas fini de remuer. Voilà qu’il se lève, sort de je ne sais où une bombe à chantilly qu'il tend à ma compagne en s’exclamant :

-  Honneur à notre invitée !

Christelle lui sourit d’un sourire que je n’aime pas. Elle attrape la bombe et presse le bouton au-dessus de la tarte aux fraises. La crème se répand, fondante, laiteuse…

À ce moment-là, la grassouillette lance à son tour :

- Qu’est-ce qu’il fait chaud ! Allez, j’enlève tout !

Et hop ! Elle retire son tee-shirt et se retrouve en soutif. Cabrón, tu aurais vu cette paire de nibards ! Deux belles poires blanches à peine soutenues par une fine broderie. Une seconde, j’aurais donné n’importe quoi pour les empoigner et y plonger ma tête. Excuse, mais avec Christelle, ça fait des mois qu’on ne baise plus ! Alors, cette paire magnifique, là… !

Je me lève comme un débile. Tout le monde me regarde. Je me sens débile. Alors je dis :

- J’ai trop mangé… Faut que je digère un peu avant le dessert. Je peux faire la vaisselle ? Je suis sûr qu’il y a des trucs à laver.

Sophie, adorable, comme s’il n’y avait rien de malaisant ni dans ces deux invités à moitié à poil, ni dans mon envie soudaine de jouer les fées du logis, se lève à son tour :

- C’est très aimable et c’est sûr que ça nous fera gagner du temps. Je t’accompagne.

Elle m’entraîne gentiment vers la cuisine, sa main posée dans mon dos. Cependant, très prévenante envers ses hôtes, elle se retourne avant de quitter le salon et leur souffle :

- Mettez-vous à l’aise et… ne nous attendez pas.

 

Mon initiative n'est pas idiote : la cuisine est envahie de vaisselle sale. Je ne m'étais pas rendu compte qu'on en avait autant produit depuis le début du dîner.

Nous nous répartissons les tâches : moi au lavage, Sophie à l'essuyage.
Nous échangeons quelques informations techniques le temps de nous mettre en place et nous voilà partis.

D’abord, je suis un peu gêné de me retrouver seul avec Sophie. Adresser la parole à quelqu'un au milieu d’un groupe, c'est une chose, mais lui parler seul à seul, c'en est une autre.

Cependant, Sophie rompt très rapidement le silence :

- Ça va, toi ?

Elle me pose une nouvelle fois la main sur le dos, d'un geste de réconfort.

- Jérôme m'a dit que c'était compliqué, entre toi et ta copine.

J'écoute la voix de Sophie, dents serrés… cette fille qui ressemble à la Christelle des débuts et qui me parle de la Christelle d’aujourd’hui, c'est dur.

- Tu sais, continue-t-elle, il ne faut pas désespérer. Tous les couples connaissent des crises.

Je pense : nous, ce n'est pas une crise…je crois que c'est la fin…

Mais Sophie continue :

- Avec Jérôme aussi, il y a un moment, ça n'allait plus du tout entre nous.

- Ah bon ?

Je réponds mais je n'ose pas la regarder. Mes doigts continuent de faire patouille.

- Eh oui, on ne dirait pas, aujourd'hui ! On s'aime comme au premier jour. Mais à l'époque, on était comme lassés, pris par le quotidien. Alors on a décidé de s'ouvrir à… d'autres choses.

Et là, je sens les lèvres de Sophie effleurer le creux de mon cou.

Je me retourne d'un bond, balançant au passage la moitié de l’eau hors de l’évier.

Sophie rit :

- Bah alors !

Elle regarde son tee-shirt, amusée, alors que moi, je l'observe, paniqué. Elle ne me laisse pas le temps de comprendre, elle dit :

- Je suis toute mouillée.

Et elle retire son tee-shirt trempé. C'est quoi cette manie de retirer son tee-shirt et de se retrouver en soutif ?! Ah ben… non… Sophie n’a pas de soutif… Il y a ses petits seins qui pointent au-dessus de son ventre tout lisse.

Moi qui n'ai pas touché Christelle depuis des mois, ces deux paires de lolos en une demi-heure, ça fait beaucoup pour moi. Je reste bras ballants, incapable de réagir.

Mais il faut croire que ce n'est pas encore assez !

- Tu ne me trouves pas jolie ? minaude-t-elle.

- Si, mais…

Aussitôt, Sophie me colle, m'agrippe, frotte son buste brûlant contre mon torse, croise ses mains autour de mon cou, m'embrasse à nouveau !

Je la repousse, je balbutie :

- Mais enfin… Jérôme… Christelle…

Elle pose sa main droite sur mes lèvres en feu, elle fredonne :

-Ttt, ttt… ne t'occupe pas d'eux…

Et là, elle me fout la main au panier.

Du coup, je l'écarte ferme et je me dirige à grand pas vers la porte de la cuisine.

Il faut se barrer, c'est la seule certitude que j'aie au milieu de ce bordel !

Je suis dans le couloir.

- Christelle ! je hurle.

Christelle ne répond pas.

J’arrive dans le salon.

Cabrón, la température a encore grimpé d'un cran ! D’ailleurs ils se sont tous foutus à poil… à l’aise… très, très à l’aise…

Jérôme est avachi sur le canapé, cuisses écartées… la tête de la grassouillette agenouillée s’échine généreusement à protéger ma vue d’une certaine partie intime de l’anatomie de mon ami.

À côté, il y a la belette, cramponnée à la table pendant que le mousquetaire lui démontre vigoureusement ses talents de sabreur. La demoiselle commente l’exposé d’onomatopées enthousiastes, sa main à deux doigts de s’enfoncer dans la tarte aux fraises. La tarte abandonnée et encore intacte.

Mais il n’est pas question de tarte aux fraises.

Christelle et le BG manquent à l'appel.

- Christelle ! hurlé-je encore.

Je bondis hors du salon, passe dans le couloir, j'ouvre toutes les portes : les toilettes, la salle-de-bain, la salle de jeux, la chambre d'amis…

Et en ouvrant la chambre nuptiale, je m'arrête net.

Christelle est là : nue, magnifiquement nue. Elle trône sur le lit de Jérôme et Sophie, lascive, silencieuse. Et ce connard de BG la couvre de crème chantilly. Il en met de petites touches avec la bombe qu'il étale avec son doigt ou avec sa langue.

- Christelle…

Là, j'ai pas hurlé, même pas parlé haut, je n'en ai plus la force…

Christelle ne m'aime plus… elle ne m'aime plus…

À cet instant, des doigts gourmands comme des boudins aux pommes se posent sur ma bouche. Je me retourne : la grassouillette et Sophie me font un sourire.

- Allons, allons, me dit l'une.

- Ne les dérange pas, me dit l'autre.

- Mais, mais… bêlai-je.

Mais que peut donc une chèvre face à deux petites cochonnes qui me tirent doucement les bras ?

- Mais… non ! Attendez ! je crie, pris d'une idée panique pour me sortir de là. Le dessert… on n'a pas mangé le dessert…

Alors je cours jusqu’au salon. Il est désert. Je ne sais pas où sont partis Jérôme et le mousquetaire – et je ne veux pas le savoir. Il n'y a que la tarte aux fraises qui reste posée là, sur la nappe à moitié arrachée.

J'attrape la tarte.

Mais ça n’est pas un totem d’immunité. Les succubes se collent à nouveau à moi. Elles m'embrassent dans le cou. Elles m'entrainent vers le couloir… je résiste, la tarte serrée entre mes doigts.

- Mais c'est qu'il ne veut pas nous suivre, rit l'une.

- Il va falloir le gronder !

- Il va falloir le gourmander !

Et d'une petite tape sur mon pauvre derrière, elles nous entrainent, la tarte et moi, jusqu'à la chambre d'amis.

La porte se referme. La lumière s'éteint.

Les énormes poires de la grassouillette luisent dans la pénombre.

Sophie enlève son jean, découvre son corps entièrement glabre… Comme un abricot entre ses cuisses…

Je pose la tarte aux fraises sur le lit. Les fraises me regardent.

Poires, fraises, abricot…

Mon vieux, j’ai paniqué.

Dans la pénombre… j'ai croqué le fruit.

 

Christelle !

Je me redresse. Près de moi, allongées sur le lit, Sophie et la grassouillette se démontrent mutuellement que la femme est l'avenir de l'homme.

J'en profite pour m'échapper.

La lumière du couloir est éteinte, je me dirige à tâtons. Croyant atteindre le salon, j'ouvre une porte, fais un pas et… une pluie d'objets mous et durs à la fois me heurtent et finissent de me plonger dans le noir.

 

Quand je retrouve mes esprits, du temps a dû passer, je ne sais pas combien, je sais juste que la lumière du couloir est de nouveau allumée.

Je suis dans un cagibi. Quel crétin ! Comment ai-je pu confondre un cagibi et un salon ?!

À voir la forme universelle des jouets qui me sont tombés sur le crâne et les instruments d’une drôle de musique accrochés sur les murs, j'en déduis que nous avons été chanceux d’être invités à dîner et non à une soirée « jeux de société ».

Toujours à l’abri de ma cachette, je jette un coup d’œil à gauche… puis à droite… Et c’est là que je les vois tous arriver depuis la chambre du fond, mains sur les hanches ou sur les fesses, à la queue leu leu ! Une chenille humaine, nue comme un ver, et braillant : « Tout l'monde à poils et on s'carêêêssseux ! »

Je laisse passer la vague, je pense à Christelle, Christelle couverte de chantilly.

Puis à Sophie, la belette, la grassouillette…

Allez, du courage ! Ces filles ne m'intéressent pas ! Il est grand temps de sortir du placard.

Sur la pointe des pieds, je retourne au salon.

Et là, je la trouve… Recroquevillée, seule… par quel miracle ?

Elle est comme ramassée, honteuse, elle s’en veut tellement de s’être retrouvée au milieu de tout ça ! Hélas… la chantilly qui la recouvre ne parvient pas à cacher les marques laissées par ces doigts, par ces bouches qui…  

-       Allez, viens… on s’en va…

Je la prends délicatement contre moi et, vite, vite ! je l'emmène hors de cette maison de fous…

 

Voilà.

Depuis, elle ne me parle absolument plus.

Je ne sais pas quoi faire ! Évidemment, j'ai merdé, mais enfin elle aussi, que je sache !

Et j'ai beau lui demander des explications, elle se contente de me regarder, immobile, sans un mot.

En vrai, depuis ce soir-là, elle a l'air complètement tarte.

Alors, dis-moi : tu en penses quoi ? Tu crois qu'on peut encore la sauver, notre histoire ?

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La chaise dans l'armoire

Par Ariane Rouquette

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