1/2 Histoire de notables...
J’ai 25 ans et je dirige un EHPAD !
On m’appelle « Madame la directrice », je gère plus de quatre-vingts personnes.
J’ai un logement de fonction avec trois chambres pour moi toute seule : le couloir a la largeur d’un studio parisien.
Je dois payer les gens mais aussi les dettes de l’an dernier.
Le personnel est épuisé, les familles mécontentes.
Je ne connais personne dans le Berry. Je ne peux pas me faire d’amis au travail.
J’ai 25 ans et je suis seule ici.
Mais dès ce soir, tout ira mieux ! Ce soir, j'attaque mon entreprise de sociabilisation.
Pour commencer, j’'ai invité Franck à dîner.
C'est Lisa qui me l'a présenté. Lisa, c'est l'animatrice de l'EHPAD : la seule personne ici que j’imagine pouvoir un jour considérer comme une amie – si seulement je n'étais pas sa cheffe.
Franck vient dans notre résidence une fois par mois pour célébrer la messe et rendre visite aux résidents qui ne sortent plus de leur chambre. Eh oui : Franck est le prêtre du village. Lorsqu’il vient, il passe toujours me saluer, moi qui ai beaucoup trop de boulot pour sortir de mon bureau.
Je l'aime bien, ce Franck. On ne peut pas dire qu’il soit très jojo, mais ce n’est pas non plus ce qu’on lui demande. Simplement, je le trouve rigolo. Et puis mes années d'aumônerie m'ont fait croiser bien des prêtres (plus ou moins) sympathiques : bref, je sais ce que c'est.
C'est lui qui brise la glace le jour où il m’invite à faire une petite intervention sur l'éthique en EPHAD auprès de ses ouailles (les grenouilles de bénitier autonomes, j’entends : celles encore capables de saut… de marcher jusqu'à l'église).
Cela nous donne l'occasion de discuter. Ce jour-là, je prends conscience que nous partageons les mêmes privilèges : Franck aussi est seul dans son logement de fonction, à ne pouvoir être juste lui comme je ne peux être juste moi dès que nous franchissons le seuil de nos maisons. Ici, nous ne sommes que des fonctions. Ici, nous sommes des notables. Et dans un village comme le nôtre où il n’y a rien d’autre à faire que d’épier son voisin, plus que les autres, nous sommes vus.
J'ai donc invité Franck à dîner.
Premier bon point : pour une fois, je ne passe pas mon dimanche à regarder la bruine par la fenêtre tout en me rabâchant qu’il n’y a rien à faire ici et tout en pensant à mes amis qui font leur vie sans moi. Non ! Cette après-midi, je suis occupée ! Je valse dans la cuisine entre la pâtisserie et la découpe des oignons.
Deuxième bon point, je suis sûre qu'on va pouvoir parler de sujets marrants, Franck et moi : de théologie, de philosophie… de sujets intellectuels dont je suis terriblement en manque au milieu des vaches. Ça va paraître snob, mais je veux ma dose !
Nous sommes dimanche, il est 20h : Franck sonne à la porte.
Je lui ouvre tout en m’arrangeant pour ne pas laisser mon regard passer derrière son épaule, droit sur l'EHPAD à trente mètres de là – l’EHPAD qui continue de tourner, tous les jours, toutes les nuits, 24h sur 24h.
Franck me tend une bouteille, le visage tordu dans un demi-sourire :
- Bonjour !
Comment vous le décrire, ce prêtre-là ? Imaginez un fil de fer géant, ayant dix à quinze ans de plus que moi… ou de moins ? Allez savoir : c’est le genre de grand garçon sans âge… sans… sans… C’est vrai qu’il ne ressemble à rien, mon invité. Enfin si : il ressemble à Monsieur Patate – mais un Monsieur Patate anorexique qu’on aurait affublé d’une paire de lunettes rondes pour compenser son manque d’assurance et de grandes mains au bout de grands bras dont il ne sait que faire.
Entrez, Monsieur le curé et en avant !
Je lui fais les honneurs de la maison, me délectant de voir un autre humain m’aider quelques instants à peupler ces murs, rendant cette maison trop grande soudain un peu moins vide.
Rapidement, nous passons à table.
- Tu bois quelque chose ? proposé-je en ouvrant la malle digne d'un trésor de pirates dans laquelle j'ai entreposé moult Porto, whisky, Baileys et vin d'orange.
- Avec plaisir, me répond-il en réajustant ses lunettes.
Je remplis nos coupes, nous trinquons. Les petits fours qui embaument le salon de leur odeur chaude sont déjà sur la table.
Bientôt les gosiers se réchauffent et la parole se libère.
Il me demande d'où je viens, je lui raconte, je lui retourne la question.
Ses parents ne vivent pas à l'autre bout de la France comme les miens. Sans être un Berrichon, Franck est du moins un enfant de la campagne. Il a été élevé dans la foi et sa sœur s'est faite religieuse alors qu’il entrait au séminaire.
Mais, même issu d’une famille athée, aurait-il pu faire autrement ?
Je lui tends son assiette débordant de porc au curry et de patates longuement mijotées – ça vous fond dans la bouche, c’est un délice ! Et j’en profite pour lui jeter un long coup d'œil.
Comme je vous l’ai dit, j’ai croisé à l’aumônerie pas mal de prêtres. Je me souviens qu’il y avait des beaux gars dans le lot, le genre assurés, de ceux qui auraient tout à fait pu avoir une amoureuse. Assurément, Franck ne fait pas partie de ces hommes-là. Il n'est pas… viril. Je ne suis pas en train de dire qu’il fait homosexuel – d’ailleurs mon gaydar ne s’est pas activé en le voyant. Non. Ce type manque simplement de testostérone. Autant le dire bêtement : il dégage l’attraction sexuelle d’un bulot – et même : d’un bulot mort. Bref, il a l’aspect physique idéal pour exercer son métier : le jury d’entrée du séminaire avait de quoi le recruter rien que sur photographie, sans même avoir besoin de lui faire passer un oral.
D’ailleurs, plus les minutes passent et plus je me demande si ça n’est pas exactement ce qui s’est passé. Sait-il seulement quelque chose ?
La conversation s'enlise…
Moi qui espérais parler de réforme grégorienne, d’évangiles apocryphes ou encore de l'identité de saint Jean, je me retrouve face à un hôte profondément empêtré dans le réel.
- Mais alors, finis-je par demander, mi-curieuse, mi-polie : à quoi ça ressemble, une semaine de prêtre ?
Franck essuie ses lèvres fines du bout de sa serviette, puis il attrape sa sacoche d'où il sort son agenda qu'il ouvre à la page dédiée à la semaine prochaine. Il se met à débiter :
- Eh bien le lundi matin, je célèbre l'Eucharistie en présence de quelques fidèles. Ensuite à 9h, je fais un point avec Madame B. qui m'aide à gérer le budget de la paroisse. A 10h30, je pars à l'hôpital faire quelques visites. A midi, je déjeune chez les C. – mais parfois ce sont les D. qui me reçoivent. A 14h...
C'est pas vrai, je me dis. Il va me faire toute la semaine comme ça. Et une semaine de prêtre, c’est pas une semaine de fonctionnaire : ça dure sept jours ouvrés !
- … le mardi à 18h, c'est le moment où je me rends à Annouy, parce que la commune fait aussi partie de ma paroisse, alors je...
Ben moi, je n'ai plus envie de l'écouter. En vérité, il est barbant, ce Franck. Il est comme Monsieur Patate, je vous dis : des accessoires loufoques à l’extérieur et du vide au-dedans.
La nuit entre par la baie vitrée du salon et, avec elle, les lumières de l'EHPAD. Cela fait plus d’une heure que les veilleurs de nuit ont attaqué leur service. Je sais qu'il faudra que je passe les voir… un soir… Mais je n'ai pas envie, je n'ai tellement pas envie de redevenir « Madame la directrice » à 22 heures…
- Et puis le mercredi, j’anime à 10h le catéchisme avec les enfants – je veux dire les scolaires, parce que les collégiens, c'est à partir de…
A Paris, en ce moment, mes amis sont certainement en train de plaisanter dans un appartement minuscule, assis autour d’un jeu de société.
La longue litanie « agendesque » enfin achevée, je me sens le droit d'apporter le fromage, puis d'enchaîner sur le dessert.
On va boucler ça vite fait, bien fait.
Il m'ennuie, ce type : il est chiant. J'ai envie qu'il parte, j'ai envie d'aller dormir. Demain, il y aura toute une nouvelle semaine à affronter.
Mais on n'est pas des chiens. Après le tiramisu (version familiale, avec des spéculoos, que même les Italiens nous envient), je propose obligeamment une tisane, allègrement acceptée.
- ... et c'est pour ça que Madame R. m'a demandé de l'accompagner faire ses courses. D’ailleurs, c’est amusant parce que…
Je vais finir imberbe avec un hôte aussi rasoir. Je n’en peux plus. Je ne pense qu’à une chose : le niveau d’eau chaude dans sa tasse qui petit à petit descend… descend… descend… et (ô miracle du Christ !) finit par totalement disparaître. Il va partir ! Il va ENFIN partir !
Mais Franck ne part pas. Non, non : il continue de parler. Il continue d'associer des mots inintéressants entre eux pour former des phrases ennuyeuses, qui justifient à elles seules les bâillements de plus en plus ostentatoires qui se forment sur mon visage.
Bon Dieu, il va bien voir que je suis fatiguée !
Mais Franck ne part pas.
Merde. On n'est pas des chiens mais il y a un moment où je décide qu'il est temps de mettre un terme à cette plaisanterie.
Je me lève, coupant le grand échalas au milieu de son laïus.
- Bon, Franck, c'est pas tout ça mais il est temps d'aller dormir. Toi comme moi, on bosse demain.
Et sans lui laisser le temps de protester, j'attrape nos deux tasses que je rapatrie dans la cuisine.
Je les dépose dans l'évier tout en me réjouissant de mon initiative. Puis je me retourne : Franck est là. Il m'a suivie dans la pièce, bras ballants.
Je force mon visage à composer un nouveau sourire poli et j’articule une phrase tout aussi dénuée de sens :
- Bon, au moins tu vas rentrer rapidement, c'est l'intérêt de ne pas habiter l…
Franck fait un pas en avant, le regard fiévreux. Il se colle presque à moi, il attrape mon avant-bras avec sa main gigantesque. Et il serre. Et il serre. Je reste interdite. Il fait quoi, là, Franck ? Il fait quoi ? Mon cerveau tourne à toute allure, je dois réfléchir, je ne réfléchis pas : IL ME FAIT QUOI ? Ok, il n'y a aucune violence dans ce geste, je le sens bien, il y a plutôt... une intense intensité, un appel... Et ce regard bête qui me fixe, arrête ! Arrête, par pitié, arrête…
Je me mords les lèvres alors qu’il continue de serrer. Du calme. Je dois rester calme. Surtout : faire comme si de rien n'était. Il ne fait rien que me serrer le bras, il ne dit rien. Si je panique, si je m'énerve, alors quelle sera sa réaction ? Il a beau être asexuel, il n'en est pas moins homme et s'il y a bien une chose que j'ai apprise à la boxe c'est qu'en matière de force, une femme ne fait pas le poids.
Non, je ne paniquerai pas. Non. Je dois sourire, c’est ça : juste sourire.
Je rassemble toutes mes forces et me dégage doucement. J'irai jusqu'au bout pour le foutre poliment à la porte. Je fais comme si je ne m'étais rendue compte de rien, comme si son geste n'était ni bizarre, ni déplacé, comme si mon hôte avait simplement initié ce mouvement pour me faire la bise, et je finis ce mouvement avec un naturel digne d’un Oscar.
- Allez ! bise gauche – Franck – bise droite. Et bon retour !
Le curé a la pâleur d'un prince des Carpates. Il ne sourit pas, il me fixe avec ses petits yeux noirs au fond de ses lunettes. Il prend son manteau, il se traine jusqu'à la porte, il l’ouvre (il l’ouvre !!!) ... et il s'arrête.
Il me regarde encore et il dit :
- Tu ne veux pas sortir pour qu'on regarde les étoiles ?
- Non, ça ira ! dis-je en le poussant littéralement dehors.
Puis je ferme la porte. A double tour. Puis j'attends d'entendre le moteur de sa voiture. Puis je ferme tous les volets de ma maison trop grande. Je veux que personne ne puisse entrer. La sensation de sa main sur mon bras me brûle, me brûle. Je ferme tout, même la lucarne près de l'entrée qui reste d’habitude toujours ouverte. Et quand tout est fermé, je me jette sur mon téléphone, je me recroqueville sur mon canapé et j'appelle C. – pourquoi lui ? Je prie pour qu'il soit encore éveillé. J’ai les yeux fermés, les joues enfoncées dans mes genoux, j’entends juste le timbre qui bipe dans mon oreille. Une fois… deux fois...
- Allo ?
- C. !!!
Ma voix est trop blanche, je ne la reconnais pas, elle n’a plus rien du timbre ferme qu’elle adoptait encore quelques minutes plus tôt. J’ai usé tous mes nerfs pour ficher l'horrible Franck à la porte. Et là je n’en peux plus. J’ai juste besoin d'aide. Je ne suis pas forte, plus forte, je n’ai pas besoin… Je veux qu’on m’aide. Une pulpe de larmes jaillit de mes paupières… Je raconte tout.
J’ai à peine fini mon récit que C. se met à crier :
- Non mais tu te rends compte de ce que tu es en train de dire ? Ton prêtre, là, il avait envie de te sauter ! Et s'il a envie de te sauter, il a certainement envie d'en sauter d'autres ! C'est un pédophile, ce type ! Tu dois prévenir la police.
Je balbutie :
- Mais non, n'importe quoi, ça n'a rien à voir...
- Un pédophile, je te dis ! Ah, tu ne veux pas joindre les flics ? C’est dégueulasse de ta part. Dégueulasse. Si tu ne le dénonces pas, il va s’en prendre à des enfants : tu seras responsable.
Je ne sais pas qui de C. ou de moi raccroche à cette phrase.
Peut-être moi. Peut-être ai-je encore la force de me dire que ce C. est un gros con et qu'il faut que je m'interroge sérieusement à propos des gens que je fréquente. Même ça, je ne sais pas faire. Plus tard… pitié, plus tard… ne plus penser maintenant… Ne plus penser.
Mes fossettes s’écrasent sur mes genoux sous la lumière blafarde du plafonnier. Je ferme les yeux fort, fort ! à m’en péter les arcades. Je m’enfonce dans le canapé, noyée sous les coussins. Je ne veux plus sentir le vide autour de moi, je ne veux plus sentir cette main pressée sur mon avant-bras, je ne veux plus...
Je me sens seule. Tellement seule...