La chaise dans l'armoire (25a)

1/2 Et bon bout d'an ! (entrée et plat)

La chaise dans l'armoire
6 min ⋅ 23/01/2024

Comment je me suis laissé embarquer dans cette histoire ?

Quand Mumu (c'est ma femme) m'a proposé d'aller dîner chez les Lenoir pour le Nouvel An, si j'ai dit « oui, oui », c'est parce que généralement cette réponse m'évite beaucoup d'ennuis.

Mais voilà que maintenant Mumu est là à me dire des choses incroyables, comme quoi j'ai promis et que c'est l'heure !

Je lui propose qu'on se fasse porter pâles et qu'on reste à la maison pour passer le Réveillon en famille : elle, moi et les deux petits calamars… À voir son regard, ce n'est pas une option envisageable.

Je n'ai donc plus qu'à passer une chemise, et plus vite que ça parce qu'il paraît qu'on est déjà en retard.

Je ferme la porte à clé et à regret... Au moins Mumu n'a pas exigé qu'on laisse les enfants à une baby-sitter…

Mes petits crapauds sont installés bien sagement sur leur rehausseur, à l'arrière de la voiture. Comme à mon habitude, je vérifie la ceinture d'Alice puis de Léo : tout est ok. Cette fois, il faut s'y résoudre : on peut y aller.

Pendant que Muriel engage la voiture dans la rue (engagez-vous, rengagez-vous, qu'ils disaient !), la voilà qui me tance :

- Franchement, M. …

- Mais non, Mumu… je me défends vaguement.

- Tu n'es vraiment qu'un ours !

- Non mais c'est terrible, ça ! Je ne demande jamais rien à personne et il y a toujours quelqu'un pour venir m'emm…der ! Tout ce que je demande, moi, c'est qu'on me foute la paix !

- Papa ! crie la petite voix chérie de mon Alice chérie.

- 1 € pour le gros mot ! chantonne son adorable jumeau.

Tu par la censure, je ravale le reste de mon exposé sur les vertus de l'associalisme.

Muriel en profite pour en remettre une couche.

- Enfin quand même, tu les connais, mes amis...

- Oui, concédé-je.

- Tu sais qu'ils sont très gentils.

- C'est vrai qu'ils sont très gentils.

Ça, ô angoissantes personnes qui vous immiscez actuellement dans mon esprit, je dois reconnaître que les Lenoir sont des gens certes plus âgés mais tout à fait adorables. Nous avons dîné ensemble au restaurant à plusieurs reprises et ces soirées ont toujours été agréables.

Mais puisque vous voyez bien que je suis un homme honnête, faites preuve de la même honnêteté intellectuelle ! Vous savez tout comme moi qu'en dehors des cons (qui représentent il est vrai une part non négligeable de la population), nos connaissances semblent toujours très sympathiques au premier abord. Cependant, quand on se met à gratter du bout de l'ongle le vernis des apparences, on se rend rapidement compte que 95% des gens sont des cinglés (vous compris, bande de tordus !).

Or aller chez les Lenoir, c'est entrer au cœur-même de leur intimité et ça, ça n'a pas l'efficacité d'un grattage d'ongle ni même d'un dissolvant : c'est plutôt comme si nos hôtes se balançaient un décapant acide à la gueule !

Ça me fait plaisir que vous soyez d'accord avec moi, les amis. Allez, vous avez le droit de rester dans ma tête.

Et puis ça fait du bien de pouvoir se confier à vous. Je suis sûr que si je partageais mon implacable démonstration à voix haute, je serais encore bon pour quelques remous conjugaux.

 

À défaut de réussir à bâtir leur patrimoine familial (pas d'enfants malgré des années de désespérantes démarches), les Lenoir ont réussi à développer leur patrimoine matériel.

Ça ! Vous verriez la baraque qui nous attend de l'autre côté du portail ! Tenez, à l'armée, c'est le type de palace qu'on s'imaginait pour le jour où on finirait amiral. Mais bon, encore sous-off à 34 ans... c'était mal barré pour les étoiles. Il valait mieux partir.

Ding dong !

La porte de la maison s'ouvre et deux petits carlins dévalent les marches en aboyant.

Je sens les jumeaux un peu inquiets, je les rassure.

- Allons les enfants, vous savez que Jeanne et Yves ont ces deux chiens. Vous vous souvenez ce que c'est comme race ?

- Des carlins ? demande Léo, partagé entre l'envie de leur faire des câlins et celle de se réfugier en haut d’un arbre.

- Exactement, des carlins. Et à quel animal ça ressemble, un carlin ?

- À... à un cochon ? bredouille ma petite Alice en serrant fort ma main dans la sienne.

Oh, la sensation de ces petits doigts ! C'est comme un shoot d'adrénaline, de joie, de sens ! Comme à l'époque où je sautais de l'hélico.

- Oui, ma belette, à un cochon ! Et ne me dis pas que tu as peur des cochons ! Les cochons, c'est pas eux qui nous mangent, c'est nous qui les mangeons !

Le portail s'ouvre, les deux jumeaux grimpent dans mes bras (petit, mais costaud, le papa !) et je claque la bise à Jeanne pendant que Mumu bise la claque à Yves.

Nous grimpons les marches et nous retrouvons bientôt dans dans le salon. Je repose à terre mes calamars chéris qui, chéris mais ne donnant pas cher de leur peau, se réfugient aussitôt sur le canapé pour surplomber félinement tout danger canin.

- Les crapauds ! Ne mettez pas les pieds sur le canapé ! Ne… ne vous mettez pas debout sur le canapé, voyons !

- Ne t'en fais pas, me dit Yves avec une petite tape sur l'épaule. Fifi et Mimi montent aussi… et aujourd'hui aussi ce sera en chaussures.

Et effectivement, les deux clébards sautent aussitôt sur le canapé ! Jeanne comprend ma question avant que je ne me la pose moi-même :

- Oui, ils sont très agiles, nos petits bébés !

Et en chaussures… J'avais remarqué depuis tout à l'heure le magnifique nœud-papillon qu'arborent les deux "bébés"… Je remarque maintenant les huit petits souliers qui chaussent les quatre paires de pattes de cette paire de carlingues. Des chaussons rouges surmontés d'un liseré en fourrure blanche.

- On les leur a achetés pour Noël ! Ne sont-ils pas adorables ?

Muriel confirme à voix haute pendant que j'infirme en silence et nous nous asseyons tous autour de la table basse pour prendre l'apéro.

Je m'installe stratégiquement entre les canidés chaussés et mes jumeaux apeurés et c'est parti pour une session Champagne/Champomy.

Je vous fais grâce des discussions, vous n'êtes pas venus pour ça – moi oui mais vous non.

Alors hop, passons à table.

Là, je m'aperçois qu'il y a six chaises autour de la table.

Je préviens nos hôtes :

- C'est gentil, mais les enfants seront plus à l'aise de manger sur la table basse plutôt qu'avec nous.

- Oh, me répond Jeanne en riant, les chaises ne sont pas pour eux !

Et Jeanne frappe deux fois dans ses mains. Aussitôt Fifi et Mimi grimpent d'un saut leste chacun sur une chaise.

Et bien sûr, je me retrouve assis sur la chaise du milieu. Oui, du milieu ! Celle avec Fifi d'un côté et Mimi de l'autre ! Les deux bestioles haletantes me scrutant de leur regard torve !

Comprenez-moi : j'aime beaucoup les bêtes. J'ai même été bénévole dans un refuge. Mais un chien est un chien ! Il n'a rien à faire assis à une table avec des humains !

- Allez, j'amène les huîtres ! s'enthousiasme Yves en partant dans la cuisine.

Je jette un regard à Mumu qui affecte l'indifférence (et son affection me manque).

Alors je respire un grand coup. Entre les deux museaux flapis, les huîtres bientôt dans mon assiette et mes deux petits singes à l'arrière, je comprends que mon Réveillon sera une balade zoologique.

Bon, c'est reparti pour les blablablas, rythmés par les glapissements des deux clébards qui donnent leur avis sur tout : sur les enfants… sur la gentillesse des chiens… le travail… les balades de chien… la retraite… le toilettage… les voyages en seconde… en première classe avec un chien…

Et à chaque huître que nous avalons, Mimi comme Fifi ont droit chacun à un petit biscuit en forme de nonosse.

Attendez, je vous fais l'image sonore de l'instant (en stéréo : Jeanne à la gauche de Mimi, Yves à la droite de Fifi) :

- Tiens mon biquet !

- Slurp slarp ouaf !

- Ouh, ouh, ouh ! Qu'il est gentil ce biquet !

C'est bon, vous l'avez ? Alors tant qu'à être dans ma tête, bande de malades, vous ne voulez pas venir coller pour de vrai votre cul sur cette chaise à ma place ?

Non ? Pas de candidats ?

J'ai connu des troufions plus solidaires, espèces de lâches.

Eh bien c'est bon, je continue sans vous ! D'ailleurs voilà le plat principal.

- Alors M. ? Ça ne te manque pas, l'armée ?

C'est vrai, ça… déjà cinq ans que j'ai pris ma retraite militaire…

- Bah, il y a un âge pour tout, et puis je peux bien plus voir les enfants, maintenant.

- Mais quand même, Papa, tu étais un héros !

Rah, la chair de ma chair, vous l'entendez ? Eh oui, bande de flippettes ! J'étais un héros. J'étais PLH : plongeur-sauveteur hélicoptère, pour toute la zone d’Hyères, de Monaco jusqu'à Collioure. Une mer démontée dans la nuit ? Au large, un bateau à la dérive et un homme à la mer ? Allô le Cross Med : les pompiers du ciel débarquent ! Vrrrrrrm ! Le vacarme des hélices, le treuil qui vous descend dans le vide jusqu'aux vagues déguisées en montagnes russes… puis le choc : les ténèbres, tournoyantes et glacées. Un seul objectif : sauver le type. Sauver sa vie.

C'est bon, vous le captez, mon costume de superman? Dommage, parce que généralement, c'était pas ça. Pas ça du tout. Parce que les gens sont des nases, des crétins, des mongols !
La plupart de nos interventions au large, c'était pour récupérer des marins d'eau douce ! « Allô le Cross Med ? Ouin, ouin, ouin ! Le moteur de notre voilier est en paaaanne. La voile ? Mais non, on ne sait pas l'utiliseeeeer ! ». Bande de débiles. Et je ne vous raconte pas – si, je vais vous raconter, en fait : les interventions dans la nuit du Nouvel An, sur signalement de fusée de détresse : quand on arrivait sur place, c'était pour découvrir un yacht plein de gars bourrés qui hurlaient « ouaiiiis » en levant leurs canettes à la vue de l'hélico, parce que c'est chouette de tirer des feux d'artifice avec des fusées de détresse périmées ! Et leurs nanas qui nous montraient leurs seins pendant que peut-être, ailleurs en Méditerranée, un vrai drame se jouait sans que nous soyons présents pour intervenir. 

OK, je me calme.

Mais je dois bien vous expliquer le contexte. Quant à Mumu et nos hôtes, ils le savent déjà. Alors si je regrette l'armée ? Faut que je leur dise quelque chose de nouveau, n'importe quoi, que j'occupe le terrain avant qu'ils ne se remettent à parler des carlingues !

- Eh bien disons que je suis content de ne plus avoir à plonger en cette saison...

- Ah c'est sûr que l'eau doit être froide !

Il y a Fifi qui s'amuse à me lécher le coude, je le pousse discrètement.

- Bah, remarque Yves, vous deviez avoir des combis adaptées ?

Fifi revient à la charge, je déplace légèrement mon coude…

- C'est-à-dire que la dotation pour les plongeurs toulonnais, ce sont des combis de 5 millimètres. Celles de 9 millimètres étaient réservées à nos collègues brestois.

Fifi a posé ses deux pattes avant sur ma cuisse pour pouvoir atteindre à nouveau mon coude. Je le stoppe :

- Oh !

- Ki ! ki ! ki !

- Oh, mon petit Fifi, qu'est-ce qui s'est passé ?

Jeanne s'est agenouillée devant son clébard qui se lèche la truffe. J'explique :

- Rien, il essayait de me lécher le coude et...

- Ah mon Fifi, ça ne se fait pas d'embêter notre invité !

Elle lui caresse le sommet du crâne, le Fifi plisse les paupières comme un bienheureux. Jeanne se relève et m'adresse un clin d'œil :

- Ils sont tellement sensibles !



M. étant un gros bavard, vous aurez la suite de ce Réveillon canin mardi prochain !

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La chaise dans l'armoire

Par Ariane Rouquette

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