La chaise dans l'armoire (4)

C'est bête, la canicule...

La chaise dans l'armoire
6 min ⋅ 14/03/2023

J’ai chaud !

Si je n'avais pas ces foutus principes écolos-bobos, j'aurais déjà allumé la clim'. Mais voilà : je préfère encore travailler les deux pieds dans une bassine d’eau froide… Avantages et inconvénients du télétravail par temps de canicule.

Étalé sur le carrelage, Yaourt est liquéfié. Yaourt, c'est mon bébé shih-tzu : avec son petit corps robuste, sa tête d’Ewok et ses poils qui lui poussent même entre les pattes, il a la doudoune idéale pour résister au climat tibétain. Dommage que nous vivions à Toulon… Je sais bien qu’en l’adoptant, j’ai participé à l’aberration du marché global. Je me déculpabilise en me disant que, peut-être, ce shih-tzu-là voulait voir la mer ?

Il fait tellement chaud… Je dois boire. J'enjambe Yaourt et j’ouvre le frigo. A défaut de m’y pelotonner, j’y récupère la bouteille de thé froid.

Oh, le bonheur de sentir cette gorgée de fraîcheur me couler dans le gosier !

Ragaillardie, je m'attelle au mail de Matthieu qui vient de trouver la solution juridique à...

Je tourne la tête, Yaourt dresse une oreille : il y a un bruit, un cri, qui vient du dehors. Court, aigu, le voilà qui se répète encore puis encore. Bientôt, c'est une longue litanie de cris qui nous parvient. Je me rends dans la salle de bains et me penche par-dessus la machine à laver – seule solution pour apercevoir le parking au pied de notre résidence. Au milieu des voitures que la chaleur rend troubles, un bébé goéland pleure.

Oh, le pauvre, me dis-je, en me redressant. Puis je retourne à mon bureau parce qu’il faut bien que j'avance sur cette foutue gestion en flux.  

Mais lorsque je finis ma journée de travail, le bébé goéland n'a pas cessé de crier.

Il est 18h30 lorsque l'Homme et moi nous plions à l'inébranlable rituel de la sortie de Yaourt. Sortir plus tôt, ce serait exposer les pattes du chiot aux brûlures du goudron chauffé à blanc. Le bébé goéland est là sur le parking. Il est tout gris et tout gauche. Il se cacherait sous une voiture s'il n’était pas si gros.

Yaourt tire pour aller le voir. Je réduis fermement la laisse. Je me méfie de ces volatiles. Quiconque a lu Gaston Lagaffe sait que leur bec est capable d'ouvrir une boite de conserve. Sans parler de ce saucisson que nous avions déposé sur la table du balcon en prévision du déjeuner… et qui s’était envolé !  

Malgré tout, il fait de la peine, ce gros zozio incapable de voler. Bonne âme, nous profitons de notre marche pour consulter internet : d'après la LPO, les goélands sont des oiseaux protégés qui font leurs nids sur les toits des immeubles. Si l'on trouve un bébé tombé du nid, il ne faut surtout pas le déplacer. On peut cependant lui donner à boire et à manger, par exemple des croquettes de chien.

Ça tombe bien : un chien, on en a un, fourni avec les croquettes.  

A notre retour, le bébé goéland n'a pas bougé. Perlant de sueur, nous remontons chercher un bol, de l'eau et des croquettes et nous redescendons aussi sec ! Apeuré, le big pioupiou s'éloigne en claudiquant. Nous déposons nos « victuailles » et reculons à notre tour. La bestiole ne se le fait pas dire deux fois : il s'approche et, malgré la maladresse de son bec et l'étroitesse du bol, il dévore son repas, affamé.

Satisfaits d’avoir sauvé cette humanité en herbe (en plume), l'Homme et moi rentrons à la maison.  

Les jours et les nuits s'enchaînent sous l'écrasante canicule de juin.

En journée, le gros bébé se blottit à l'ombre des voitures. Dans son malheur, il est tout de même bien tombé : il est assez éloigné de la route pour ne pas risquer de s'y aventurer ; et il y a toujours un peu d'ombre, même si elle s’atrophie au cœur de la fournaise.

Je crois que la nuit, ses parents viennent le voir... Des jappements nous réveillent parfois, comme des rires plaintifs. Pas de dodo pour les dodos !

Matin et soir, nous descendons un bol, parfois plus quand ce gros maladroit renverse son repas d'un coup de bec trop pressé. D'autres récipients apparaissent, emplis de céréales de petit-déjeuner. Nous croisons des voisins… C’est comme si toute la résidence s’était ralliée à la cause animale ! Sans rire, nous l’avons tous compris : nous devons le nourrir jusqu'à ce qu'il sache voler. Après cela, il rejoindra la mer.  

Le baby piaf se fait de moins en moins craintif. Il reste maintenant à quelques centimètres lorsque nous lui déposons son repas.

Des pensées étranges me viennent : peut-on le caresser ? Un volatile, ça n'est pas un mammifère, alors est-ce que ça compte pour un oiseau, la tendresse ?

Yaourt ne se pose pas la question : excité, enthousiaste, il tire sur la laisse et tire encore pour s’approcher de son copain. A chaque sortie, chiot et oiseau restent ainsi un long moment, museau contre bec, yeux dans les yeux, ravis de se renifler.

Et quand nous ouvrons les volets permettant l’accès à la terrasse, notre shih-tzu se rue sur le balcon pour se mettre debout sur les pattes de derrière, les pattes avant contre les barreaux. De son poste d'observation, le petit corps poilu appelle le groenland, couché entre les voitures. Aux aboiements du chiot répondent les railleries du volatile.

En fait, ils ont presque le même âge.  

Les jours passent encore. Le sol du parking est jonché de déjections et de restes de céréales. On se dit que tout se nettoiera avec la pluie, mais les orages viendront-ils ?

Qu'importe : le baby est toujours en vie. Mieux, il progresse : il marche à travers le parking en secouant ses ailes. Un jour, nous le trouvons même sur le capot d'une voiture !  

Et puis il y a ce jour extraordinaire où nous rentrons de balade... Arrivant au niveau du parking, voilà que le bébé goéland vole ! Il vole à un mètre du sol, agitant les ailes, piaillant de toutes ses forces : "Regardez, regardez !", comme s'il n'en croyait pas ses propres yeux !

Nous accompagnons sa course de nos regards fiers pendant que Yaourt fait des cabrioles.  

Le lendemain matin, il n'est plus là.  

Je sais qu'il n'est pas loin... il a retrouvé sa famille sur le toit.

Nous sommes à la fois tristes et satisfaits d'avoir aidé ce petit bonhomme à plumes à survivre. Nous reprenons nos bols et nos vies.

Sauf Yaourt. Yaourt continue de chercher son copain lorsqu'il traverse le parking, reniflant tous les coins. Sans compter ces heures qu’il passe debout sur la terrasse à balayer du regard le vide.  

Fin juin, un orage de grêle s'abat sur la résidence, emportant avec lui les traces de notre aventure inter espèces. Le lendemain, en rentrant, l'Homme surprend un goéland gris sur notre terrasse, cognant la baie vitrée. Tout de suite, l’oiseau s’envole. Après vérification, la porte-fenêtre est bien fermée…

Mais une semaine plus tard, cervelles de piaf que nous sommes, lorsque nous sortons acheter le pain, nous laissons la porte-fenêtre entrouverte pour faire passer l’air. Faut dire ! Nous n'en avons que pour dix minutes !

Trop tard. A notre retour, Yaourt n'est plus là.

Mon petit chien n'est plus nulle part.  

Je n’arrête pas de pleurer.

La maison est vide. Il n’est plus là, il n’est plus là pour nous accueillir, heureux, exubérant, réclamant à jouer…  

J'en rêve la nuit. Parfois, j'ai l'impression de l'entendre aboyer à quelques mètres de moi...  

J’essaye de vivre avec. On dit que tout s’apaise.  

Et ce voisin fou qui est venu ce matin ? Est-ce pour se moquer de moi ou au contraire me tranquilliser ? Il semblait si sincère lorsqu’il m’a dit…

« De mes yeux, Madame, de mes yeux ! Ce goéland m’a survolé et il y avait un petit chien sur son dos ! Les ailes déployées, Madame, ravis ! Ravis, ils volaient vers la mer. »

La chaise dans l'armoire

Par Ariane Rouquette

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