La parole est à l'Homme
C’est qui encore, ce connard ?
Faut croire que Bourges est tellement grand et surpeuplé qu’il faut qu’on vienne se garer juste là : sous mes fenêtres ! Devant mon garage ! Et comment je sors ma magnifique GTI, maintenant ?
Il a intérêt à décamper vite fait bien fait, ce zig, parce que dans dix minutes, je fais vrombir mon moteur, direction la boxe.
En parlant de moteur, j’entends d’ici le sien qui tourne. Le type ne devrait donc pas tarder à mettre les voiles… Allez, c’est décidé : je lui laisse le temps de me changer pour dégager.
Je sors mon sac de sport et me fous en slibard tout en commençant à fredonner : “Prom’nons-nous dans les bois…”.
J’enfile mon pantalon Rivat (celui qui m’allonge élégamment les jambes) et mon tee-shirt gris, serré au niveau des épaules. Je chantonne pour tromper mon impatience :
- “Loup y es-tu ? Que fais-tu ?” “Je mets mes chaussettes !”
Un p’tit coup d’œil dans le miroir : pas dégueu, le type du reflet ! C’est que t’es pas mal, mon pote !
Je m’approche de la fenêtre : l’abruti est toujours là. Dont acte, vieux, dont acte… la chanson n’est pas finie.
Je continue de débiter « Quand le loup s’ra là » pendant que je noue les lacets de mes chaussures – des Rivat aussi, ça va sans dire.
Reste plus qu’à remplir la bouteille d’un litre cinquante qui étanchera tout juste ma soif pendant la séance. Question de chaleur. Le loup aussi, d’ailleurs, il commence à chauffer.
Je descends l’escalier qui me dépose au rez-de-chaussée de cette baraque bien foutue, j’entre dans la cuisine et je remplis la bouteille.
Je ferme le robinet pendant que le loup tourne les clés de sa maison, prêt à sortir du bois.
Je m’approche de la porte d’entrée et je tends l’oreille.
Vous y croyez, vous ? L’autre connard est toujours là : toujours là ! J’entends le moteur de sa Fiat Panda qui n’en finit pas de tourner ! Il est abruti ou milliardaire, ce con, au prix où est l’essence ?
J’ai été gentil, j’ai été patient, mais maintenant, je compte bien aller lui dire deux mots, au coco. J’ouvre la porte, passe dans la rue et m’approche de la voiture.
- Excusez-moi, Monsieur ?
Ouh là… Il a pas l’air bien, le type. C’est un pauvre vieux, la tête basculée en arrière, les yeux qui regardent l’araignée du plafond pendant que sa bouche reste entrouverte.
Je frappe à la vitre :
- Monsieur ?
Aucune réaction, l’ancêtre ne tremble pas d’un poil. Là, je me permets d’actionner la poignée de la portière, qui a la grande amabilité de s’ouvrir. Le type, par contre, ne moufte pas.
- Ça va, Monsieur ?
Tu parles, Charles, je le sais déjà que ça va pas. Je lui attrape le bras et le secoue doucement (si j’y vais plus fort, il risque de s’affaler sur le sol). Je demande encore :
- Oh, Monsieur, vous m’entendez ?
Mais le Monsieur est soit très sourd, soit très mort. Et faut se rendre à l’évidence : c’est la seconde option qu’il faut cocher.
Je lui lâche le bras et, avant de plus avoir envie de le faire, je me penche pour tourner la clé et couper le contact. La voiture est petite, pas d’autre choix que de me coller au machab’ pour exécuter ce geste. Ça me donne des frissons et aussi l’occasion de sentir son larfeuille dans sa poche intérieure. Bien rembourré, semble-t-il ! Avec ce fric, il aurait mieux fait de se payer un bon cardiologue plutôt que de s’offrir des sorties en voiture. En même temps, il y a plus de garages autos que de médecins dans le coin…
Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai plus d’autre choix que d’appeler les urgences. Je claque délicatement la portière – toujours pour éviter que le dead bascule, pas par peur qu’il s’enfuie en courant. Je rentre chez moi et j’attrape mon téléphone.
Hop, le 15 ! Ça sonne.
- Allo ?
- Oui, bonjour, je vous appelle car il y a un homme qui a fait un malaise devant mon garage.
- C’est urgent ?
- Prenez votre temps, il est mort.
Je file mon adresse et je raccroche. J’ai plus qu’à ronger mon frein en attendant qu’on vienne libérer mon garage.
Soudain, j’ai la conscience qui joue les douloureuses : il y a un deuil à faire, là… c’est râpé, pour la séance. J’envoie un texto aux collègues pour les prévenir qu’ils devront assurer le cours sans moi. Ça va en frustrer deux, trois, de ne pas pouvoir affronter ce soir le vieux héros dans le ring.
Je remonte dans ma chambre et je look par la fenêtre. C’est pas que ce soit mon activité préférée de jouer les pots-de-chambre, mais là, j’ai quand même envie de voir les blouses blanches radiner. Et je préfère autant les attendre de là-haut plutôt qu’aux côtés de Mister Couic.
Au bout de cinq bonnes minutes, voilà le SAMU qui débarque. Je descends accueillir les ambulanciers et leur raconter en deux mots ce qui vient de se produire.
Les deux gars attrapent le macchabée comme ils peuvent et le sortent de sa tuture pour tenter une résurrection à la Jésus-Christ. Comme ils sont pas fils de Dieu, ils finissent par acter le trépas. Et les voilà qui déposent un pudique drap blanc sur le corps du pauvre vieux, désormais allongé par terre près de ma porte d’entrée.
Là-dessus, les ambulanciers appellent les pompes funèbres, et aussi la police. Eh oui, paraît que ça se fait pas de mourir au volant de sa voiture, en se rangeant devant le garage à bibi. Du coup, faut que les poulets s’assurent que j’ai pas aidé le vieux à passer l’arme à gauche.
La flicaille se pointe avant les pompes funèbres. Je leur gazouille mon histoire et insiste pour que le PV soit signé dans la foulée parce que j’ai aucune envie de passer au commissariat. Puis je rentre chez moi en laissant les professionnels attendre leurs amis croque-morts.
Je fais la seule chose qui peut me consoler dans une telle situation : je branche youtube et me remplis les esgourdes de la seule vraie musique qui ait jamais existé : celle des années 80.
Soudain, la porte s’ouvre :
- Papa, t’es là ? Il y a un mort couché devant la maison !
Je confirme à l’attention de mon fifils :
- Ouais, il est dead, il fait chier ! Il aurait pas pu mourir ailleurs, ce con-là ?
Mon grand gaillard fait la moue, réfléchit, puis propose :
- Si tu peux pas aller à la boxe ce soir, on peut manger burger ?
Eh bien en voilà un auquel la grande faucheuse a pas l’air de couper l’appétit… En même temps, ça me va bien de diner made in Tacot (le Tacot : le meilleur fournisseur de burgers de la ville). Je valide le menu et me replonge dans l’écoute d’Andy, des Rita Mitsouko.
Au bout d’une demi-heure, on frappe à la porte. C’est un des ambulanciers. Derrière lui, les employés des pompes funèbres claquent le coffre de leur camionnette.
- Monsieur, c’est juste pour vous prévenir qu’on s’en va.
Je dis ok, merci et au revoir… Et en deux temps, trois mouvements, les voilà tous partis : les ambulanciers, les flics, les croque-morts et le macchabée. Et moi, pauvre de moi ! Je me retrouve comme deux ronds de flan… face à cette foutue Fiat panda qui bloque toujours l’entrée de mon garage !
Et évidemment, il y a un empaffé qui a embarqué la clé !
Va falloir qu’il s’arrête, ce sketch.
Je demande à mon garçonnet de téléphoner à son pote qui habite la rue d’à côté. L’ami fidèle accourt et nous nous attelons tous trois à l’opération « libérez la GTI ».
D’abord, on se cale à trois, les mains sur le pare-choc de la Fiat, et vas-y qu’j’te pousse ! C’est qu’elle est lourde, la charrette ! Mais qu’est-ce que 900kg de tôle face à 200 kg de muscles ? Après quelques efforts virils accompagnés d’ahanements bestiaux, la voiture regagne la route. Grâce à la pente naturelle, nous parvenons à faire rouler la tuture sur le bitume. Enfin, à l’aide d’une grosse pierre, mon fifils cale les roues pour éviter que le panda ne reprenne malencontreusement sa course.
Voici donc la voiture du dead stationnée là où il aurait mieux fait de l’arrêter avant de clamser : le long du trottoir, sur une vraie place de parquinge !
J’envoie mon garçonnet au Tacot, accompagné par son copain alléché par les burgers.
Je vide ma bouteille d’eau dans mon spathiphyllum et, pendant que les un litre cinquante s’écoulent, voilà que je deviens pensif.
Faut dire qu’il y a de quoi réfléchir, avec cette histoire.
Je crois que je n’ai pas pris tout ça de la meilleure des façons. On est pris par surprise, on ne réagit pas au mieux…
Oui, si ça se reproduisait, je sais que j’agirais autrement.
Oui, tout travail mérite salaire : la prochaine fois, je lui chourerai son larfeuille.