A vélo, tout part à vau-l'eau !
Dans une minute, je vais voler !
Chaque fois que j'enfourche mon vélo, un vent de liberté fait décoller mes roues du bitume.
Je me rappelle, petite, ce rêve qui revenait souvent : j'étais seule à la maison et des méchants entraient. Terrassée par la peur, avec mille précautions, je descendais dans la cour où je détachais mon vélo. A partir de là, les méchants pouvaient bien me poursuivre : jamais ils ne me rattraperaient. J'étais libre !
Cinquante ans plus tard, je porte toujours en moi cette impression de jouissance.
Aussi, pas question de passer au vélo électrique ! Bonheur associé à un déplacement écolo tout en faisant du sport : pourquoi changer ?
En parlant de sport, j'ai quand même intérêt à me dépêcher si je ne veux pas être en retard à mon cours de Pilates.
Je suis ric-rac sur le timing mais un petit sprint ne me fait pas peur : ne suis-je pas plus rapide que les tramways ?
Défiant la nuit tombante, j'enfile mon gilet orange, coiffe mon casque et enclenche la dynamo. C'est parti !
Je file dans la descente, vroam !
Je suis la reine de la petite reine !
En bas de la rue, j'aperçois le feu : rouge évidemment. Et toutes ces voitures qui s'entassent à la queue leu leu. Moi, les bouchons , ils ne me concernent pas. Fine comme je suis (pas maigre, hein, fine !), je me faufile entre les automobiles. Un peu serré, un peu galère mais les motos le font bien.
Je joue du guidon, du cadran et des pédales et je passe tant bien que mal entre les conducteurs isolés dans leur boîte en tôle sur pneus. La nuit tombe de plus en plus et les phares trop proches m'aveuglent, c'est beaucoup moins drôle que d'être à pleine vitesse dans une pente.
Ouch, je crois que j'ai touché, faut que je fasse attention.
Encore une voiture… puis une autre et une autre… ça y est, je suis devant le feu qui passe justement au vert ! Hop ! Je pars en trombe sans laisser le temps à mes concurrents de réagir.
J'ai déjà parcouru cinquante mètres quand le premier de la file pense à enclencher la première.
Je sais que ça ne durera pas, qu'ils vont tous me redépasser, mais ça fait quand même plaisir.
Je roule.
La ligne est droite, l'avenue déserte le temps que ces pollueurs se ramènent… je profite du vent frais et des premières étoiles.
Vroam ! Une première voiture me dépasse. Vroam ! Une deuxième et le défilé commence.
Vivement qu'on nous installe des pistes cyclables… Enfin bon, dans cinq minutes je tourne et…
Tiens, qu'est-ce qu'il veut, celui-là ?
Il fait des appels de phare. Pour signaler un danger ? Je ne vois rien.
Pourtant le type continue. Et ils sont moches, ses phares : pas vraiment jaunes, comme tirant sur le vert… bizarroïdes.
Le type insiste. C'est pour moi ? Mais… pourquoi ?
Je vérifie d'un coup d’œil : ma dynamo marche bien, pas de problème de lumière… Bref, rien d'alarmant. Et puis c'est le moment de piquer mon fameux sprint.
J'en connais un qui va en avoir plein les yeux !
Il va voir, ce chauffeur, ce que c'est qu'une force de la nature !
Et c'est parti mon kiki ! Accélération à fond les ballons ! Je passe au bas mot de 25 à 40 km/h, et c'est à mon tour de dépasser tous les engins à moteur, une nouvelle fois empêtrés dans les méandres du trafic.
Liberté ! Liberté magique…
Je salue les étoiles qui brillent au-dessus de ma tête, je me grise du spectacle des lumières qui se reflètent sur le sol : la lumière rassurante des solides lampadaires et celle, joyeuse, des phares que les voitures projettent devant elles, comme pour m'accompagner dans ma course.
Mais… au milieu de cette danse, il y a cette teinte verdâtre qui se met à slalomer sur le bitume et qui grossit et grossit encore.
Qu'est-ce qu'il se passe ?
Ce type ne me lâche pas.
Il veut me rattraper ? Il veut me faire peur ?
J'accélère encore, je passe la 4ème. Je remonte les voitures, moi aussi, je slalome.
Allez, d'ici 300 mètres, je tourne à droite et je serai tranquille.
Mais derrière moi, j'entends gronder, ronfler son moteur !
Mais quoi ?
Allons ma petite, tu ne vas pas te laisser rattraper par un chauffard ?
J'enfonce les pédales à les planter dans le sol, mes doigts vissés sur le guidon, j'avale la route avec l'appétit d'un ogre !
Je les colle, les voitures : paniquées, elles se jettent sur le côté. Je passe ! J'entends le crissement de l'air râclant leurs carrosseries. Je vole !
Mais derrière moi, l'autre aussi fonce et son moteur hurle ! Plus fort, toujours plus fort !
J’entends les autres automobilistes lancer des coups de klaxons rageurs. Pour lui ? pour moi ?
Pas question de me retourner. Il va trop vite, je vais trop vite…
Pourquoi fait-il ça ? Qu'est-ce qu'il me veut ?! Je n’ai clairement pas envie de le savoir.
Sous mes yeux, les feux se mélangent : ils tressautent, ils tanguent, ivres ! Embarqués dans un sabbat démoniaque.
Ne pas tomber.
Et l'autre approche, il approche !!!
Je dois me calmer, respirer… après tout : que peuvent 200 chevaux déchaînés face à une sexagénaire forte comme la nature ?
Alors du nerf !
Je pousse les pédales, mes mollets sont en feu : je dois y arriver !
Mais les phares monstrueux sont sous mes roues. Immenses. Le type est à moins d'un mètre derrière moi. Dans une seconde, son parechoc cognera ma roue !
Allez, allez ! Plus que quelques mètres et je tourne, plus que quelques mètres ! Il ne s'y attendra pas, il restera sur sa lancée, dépassera la rue, devra faire demi-tour et j'aurai le temps de rejoindre le gymnase avant qu'il ne me rattrape !
Allez ! C'est là ! C'est…
Vlam !
Freine !!!
Je pile à en écraser le frein contre le guidon.
En un quart de seconde, la voiture m'a doublée et s'est rabattue juste devant mes roues.
Je ne comprends plus rien. Je ne roule plus, je suis à l'arrêt. Je sais mon pied gauche à terre, mes yeux écarquillés, ma bouche béante… J'ai failli mourir. Je crois que j'ai failli mourir.
Sous mon nez, moins d'un mètre devant ma roue avant, la carrosserie de la voiture a envahi tout mon champ de vision.
Ce type a failli me tuer !
Si je n'avais pas changé mes freins avant-hier, je serais… Si je n'avais pas changé mes freins…
Mais l'homme ne me laisse pas le temps d'aller au bout de ma pensée. Voilà qu'il sort de son véhicule, claque sa portière, plein de rage, fait le tour de sa voiture pour venir se planter devant moi, et…
- Non mais vous n'avez pas honte de ce que vous avez fait, espèce de vieille malade ! Taper dans mon rétroviseur !!! Vous êtes complètement malade ! Irrespectueuse ! Dégueulasse !
J'essaye de rassembler mes pensées au milieu du tremblement de mon corps. Son rétro… Son rétro… le choc avant le feu de tout à l'heure… Son rétro ! C'était donc ça ! Mais enfin, ça n'avait pas choqué si fort…
Et c'est pour ça que ce type a failli me tuer ?!
Je recule d'un pas. Malgré sa voix de fausset, ce chauffard m'a l'air capable de tout.
- Mais Monsieur…
Ma voix bien trop blanche est couverte par ses hurlements. Je reste immobile à regarder le petit homme gesticuler. Je ne suis pas en état de protester. Je dégouline de sueur, de peur, je tente vainement de reprendre ma respiration, de calmer ma tête et mon cœur, d'oublier cette voix qui hurle sans discontinuer : j'ai failli mourir, je crois que j'ai failli mourir.
Ma voix intérieure couvre à peine les accents aigus de la colère du petit homme :
- Les cyclistes, il faudrait tous vous pendre ! Vous n'avez aucun respect, écolos de merde ! Une BM qui m'a coûté les yeux de la tête ! Vous vous rendez compte ? Non, bien sûr, vous ne vous rendez pas compte !
Je dois réfléchir. Ok, je suis en tort et ce gars a l'air d'aimer sa bagnole… qu'on attache de l'importance à un objet, c'est un truc que je ne comprendrai jamais mais d'accord, c'est important pour lui. Et j’ai dû abimer son rétro.
Je tente à nouveau :
- Allons, Monsieur…
- … c'est pas vous qui allez la faire réparer chez le garagiste ! Et, bien sûr, jamais l'assurance ne va prendre ça en charge ! Il y aura la franchise ! Il y a toujours la franchise ! Mais j'aurais quand même droit au malus !
Rien à faire, le petit monsieur continue de me déverser son fiel. Je dois me concentrer sur mon tremblement… respirer… analyser… J'ai failli mourir… parce que ce type a failli me tuer… parce qu'il était en colère… parce que j'ai touché son rétro… J'ai failli mourir pour un rétro !
Il faut le faire redescendre, le petit fausset ! Il faut que je voie ce fameux rétro.
- Écoutez, je…
- Et évidemment vous avez fui ! Vous avez cru quoi, que vous rayeriez ma voiture et qu'on serait quittes ?!
Bon, ce garçon est en roue libre (façon de parler). Je vais me passer de sa permission.
J'avance un pied prudent vers la voiture. Le type n'a pas l'air de réagir. Il continue juste de hurler. Je fais un deuxième pas… un troisième…
Je peux enfin examiner le fameux rétroviseur.
Pas la moindre petite marque.
Mais avouons-le : il fait nuit, j'ai des yeux de vieille… je dois aller au bout.
- Regardez, non mais regardez ! Elle a perdu au moins 10% de sa valeur ! 10% !
Je sors mon téléphone, allume la lampe, m’approche encore… Rien, strictement rien.
Ce ne sont pas mes yeux qui se trompent.
Pourtant le fausset continue ses gammes.
- Vous voyez ! Vous voyez ! Est-ce que je viens casser la télé chez vous ?! Non ! Moi, je respecte les choses, Madame ! Alors que vous, vous n'en avez rien à faire, de rayer ma voiture !
J'ai failli mourir pour un rétro intact…
Du fond de mes tripes, je sens la peur se muer en colère.
Je remarque :
- Mais il n'y a rien sur…
Cependant, je n'ose finir ma phrase.
Et s'il me frappait ? Pour l'instant, ses bras sont occupés à brasser l'air mais si je me mets à le contredire après ce qu'il a déjà fait…
Mais toute culpabilité a désormais quitté mon cœur.
Je regarde ce monsieur avec une attention froide. Petit, la silhouette légèrement ventrue du quadra trop sédentaire, l'air enfariné… Le profil type du gars qui oublie de se dépenser et qui relâche sa cascade de nerfs au moindre désagrément.
- … la courtoisie, le respect du bien d'autrui, le B.A-BA de la vie en société ! On ne vous a rien appris, ou quoi ?
Incroyable ! Ce type qui a l'âge d'être mon fils est en train de me faire la leçon comme si j'étais une ado attardée !
En fait, c'est presque… rigolo.
Et puis cette chemise trop serrée au bord de l'explosion, ces accès de voix aigrelette et ces bras qui dansent la Macarena…
Je sens soudain le titillement de mes zygomatiques.
Et me monte du fond du ventre un tressaillement que je m'efforce d'étouffer.
- Les gens n'ont plus de respect, plus de respect !
Sous sa chemise, j'aperçois son bedon qui joue au yoyo chaque fois que le monsieur lève les bras.
Je me mords les lèvres pour ne pas rigoler. Pour me donner une contenance, je fais mine de frotter son rétro, histoire de faire disparaître la rayure imaginaire.
- Arrêtez !
Sa voix est tellement haut perchée qu'elle n'a plus besoin d'échelle.
- Si vous frottez, ça va être pire !
- Prf…
Ne pas craquer, ne pas craquer…
- Écoutez-moi !
… dit le castrat !
- Ouhahaha !
C'est plus fort que moi, j'éclate de rire ! Calme-toi, calme-toi ma fille ! Ce type va te frapper, calme-toi !
- Mais…
Il fronce les sourcils… il se tait… et moi, je rigole comme une baleine, je ne peux pas m'empêcher ! J'ai failli mourir pour rien, encastrée dans la voiture d'un petit quadra bedonnant à la voix de fausset !
Mais le quadra en question… Que ses collègues se fichent de lui, il doit avoir l'habitude, mais que l'humiliation provienne d'une sexagénaire et d’une femme, c'est trop pour lui.
Ses yeux soudain sont fous. Silencieux. Ses lèvres trop serrées tremblent. Il fait un pas en avant, commence à serrer son poing…
Ce n'est pas vrai, ce dingue va vraiment frapper une grand-mère ?! C'est à cause de ma démonstration cycliste de force herculéenne qu'il se croit tout permis ?
Blanc de colère, voilà qu'il lève le poing vers moi, et…
Je lui décoche une droite qui lui décolle la moitié de la tête.
Pof !
En une seconde, le voilà qui dort comme un bébé sur le trottoir.
Je le regarde étendu à mes pieds en me frottant les métacarpes.
Après tout, ce n'est pas plus mal : ce pauvre garçon a besoin de repos.
Mais je suis tout de même chagrine de m'être moquée de ce pauvre ingrat. Alors je l'attrape par les épaules, le porte jusqu'à sa voiture et l'installe sur la banquette arrière.
Après quoi, je retourne auprès du rétroviseur incriminé. J'en coince la base entre mon pouce et mon index et l'arrache délicatement du véhicule.
Ensuite, je mets mon trophée dans mon sac à dos.
Je demanderai à mon mari de le souder à mon guidon, pour la prochaine fois où je me ferai poursuivre par une voiture. Ca me permettra de surveiller mes arrières.
C'est vrai, ça ! Tout part à vau-l'eau ! Il faut être prudent dans un monde où les chauffards s'en prennent aux sexagénaires à vélo !
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