La chaise dans l'armoire

La chaise ne raconte que des histoires vraies (avec simplement une bonne dose de mensonges)...

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Par Ariane Rouquette
16 août · 7 mn à lire
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La chaise dans l'armoire (14) ESTIVALE 2

Micmac à la hollandaise

1. : l'Homme

- Waouh ! s'exclame ma belle-doche.

Eh oui, je sais, la grotte Méjean, elle fait toujours son petit effet. Vous êtes là, vous pagayez tranquille le long de la côte, vous dites "olé" en évitant les vagues, vous suivez du regard le chemin des douaniers et, soudain, en quelques coups de rame, vous passez sous la falaise.

Et voilà comment, en dévoilant un petit secret d'Homme, on se met toute la belle-famille dans la poche, des beaux-parents à la p'tite belle-sœur et son copain, en plus de ma Patate qui me mange déjà dans la main.

Faut dire qu'elle a de la gueule, cette grotte marine (et ma Patate aussi) - vous verriez les zœils émerveillés de notre petit groupe ! Des parois torturées comme des guirlandes de pierre qui jaillissent des vagues jusqu'à se cambrer pour modeler la voûte. C'est qu'on en deviendrait poète ! Et puis il y a les vagues, pas jouasses d’être coincées dans ce chœur de cathédrale, qui claquent contre la roche à vous défoncer les esgourdes !

Peuchère, faut sortir d’ici avant de finir sentimental !

En deux coups de pagaie bien ajustés, ma Patate et moi faisons opérer un demi-tour à notre canoë.

Je lance à ma famille d'adoption :

- Il faudrait repartir, sinon on va dépasser les 1h30...

La p’tite belle-sœur et son Sicilien copient notre manœuvre pendant que le patriarche, le bateau gonflable pris dans les montagnes russes aquatiques, nous déclare :

- Allez-y et ne nous attendez pas. Nous, on va canoter tranquillement pour rentrer.

Ok beau-pap' ! Tant mieux, parce qu'ils se trainent, nos deux vieux, sur leur bateau gonflable !

La Patate et moi sortons de la grotte. Lumière, chaleur : bam ! Coup d'été dans la gueule ! Quand je pense qu'on est en avril ! Quand je pense qu'ici, c'est tous les week-ends les vacances, alors que demain, la bell's et le Sicilien rentreront se réchauffer à coup de gaufres dans l'hiver bruxellois ! Ici, tant que tu fous pas les pieds dans l'eau (qu'est tellement gelée que le locateur de canoë n'a pas voulu nous laisser partir sans combinaison), t'as l'impression d’entendre chanter les crigales.

Moi, je vous le dis, on ne devrait jamais quitter le Mourillon.

Bon, c'est pas tout ça mais faut qu'on aille retrouver le locateur en question. Ça fait déjà une heure qu'on est partis et on en a bien pour une demi-heure pour rentrer au bercail. Déjà qu'il a dit, allez savoir pourquoi, "vous avez une heure"… Mais moi, je suis un gros malin : j'avais réservé sur internet, parce que sur internet, ça donne droit à 30 minutes de plus gratuites.

Enfin, ç'avait l'air d'être un cave. Je lui redirai s'il râle.

 

 

2. : le locateur

Putain ça y est, je les vois à l'horizon !

Une heure, je leur avais dit une heure !

Je fais demi-tour, je longe les rangées de canoës qui sont tous bien rangés comme tous les jours à l'heure de la fermeture - parce que C’EST l’heure de la fermeture - et je rentre ronger mon frein dans le bureau.

Tout bien rangés, tu parles. Il va falloir que je m'occupe encore de leurs canoës, de leurs combis, leurs gilets, de fermer la boutique... Ça me fatigue d'avance.

Putain, je leur avais dit une heure ! Ces touristes n'ont aucun respect, sous prétexte qu'ils sont en vacances, ils croivent que tout le monde est en vacances !

Et puis radins, en plus : ils te louent deux canoës… et là-dessus leurs collègues débarquent comme des fleurs avec leur propre canot pneumatique, tout bien gonflé, qu'ils posent à côté de mes canoës pour partir dessus depuis mon club. Des Hollandais. Ces types-là sont des Hollandais : ils achètent tout chez eux, encombrent la route avec leur remorque et viennent squatter nos plages sans rien consommer sur place !

Ça promet pour l'été qui vient.

Quand ils arriveront, je leur ferai remarquer qu'ils me foutent dans la merde pour récupérer mon fils au centre aéré.

J'ai pas de fils, mais ça leur fera les pieds.

 

 

3. : la p'tite belle-sœur

- Dépêchez-vous, dépêchez-vous !

Je sautille sur place. J'ai l'impression qu'ils mettent une heure à accoster.

Je suis hyper mal à l'aise. Je déteste ça, mettre les gens dans l'embarras.

J'attrape la corde à l'avant de leur canoë pour les tirer sur la plage.

Ma sœur pose le pied sur le sable. Je répète :

- Dépêchez-vous, il est en train de fermer.

- De fermer ? Mais on est dans les temps...

- Non, en fait il ferme à 18h ! Et il est 18h... C'est pour ça qu'il nous avait dit "une heure". On aurait dû venir plus tôt pour avoir 1h30... Parce que les bateaux doivent être rendus une demi-heure au plus tard avant la fermeture, parce qu'il doit tout ranger... Et il doit aller chercher son fils. Dépêchez-vous.

Ils me suivent sans trop comprendre, Riccio les aide à ranger leur canoë puis je les entraine à travers le club nautique, en contournant le bureau du loueur pour éviter de sentir son regard lourd de reproche.

Nous voilà devant le tonneau où nous devons plonger nos combinaisons. Je suis soulagée de quitter la mienne, elle commence à me serrer un peu trop les jambes. Riccio a enlevé la sienne dès qu'on est arrivé, pas gêné d'exhiber son slip blanc devant les gens très bien habillés qui commencent à arriver sur la plage, mais moi je n'ai pas envie que tout le monde profite de ma culotte transparente. J'ai hâte de retrouver mon short que je n'aurais jamais cru quitter si le loueur ne nous avait pas demandé de nous mettre en combi à cause de la température de l'eau.

Maintenant que nous voilà tous les quatre en sous-vêtements, combi et gilets de sauvetage pendus sur un cintre, je me tourne vers ma sœur :

- C'est toi qui as la clé du casier.

- Oh… merde !

Ses yeux s'écarquillent. Elle fait un demi-tour hagard puis un tour complet - qui nous laisse le temps de compter la dizaine de trous dans sa culotte verte qui serait plus à sa place dans une poubelle que sur son derrière.

Et puis elle dit :

- La clé est dans mon sac... le bidon était trop petit pour mon sac... celui des parents était plus grand...

Elle n'a pas besoin de finir, ma grande sœur tête en l'air ! Nous voilà déjà en train de courir jusqu'au bout de la plage pour scruter l'horizon.

Pas de canot en vue.

Je cours jusqu'au bureau, je supplierai le loueur à genoux s'il le faut : qu'il attende, par pitié qu'il attende encore un peu ! Je ne veux pas rester en culotte… avoir à marcher dans les rues en culotte, croiser des gens vêtus et moi en culotte, traverser toute la résidence de ma sœur en culotte… Par pitié ! Pas en culotte !

Et tout autour de nous, de plus en plus de gens trop bien habillés continuent d'apparaître.

 

 

4. : la seule témoin officielle de toute cette histoire

On dit qu'après des mois de préparation, la mariée lâche enfin prise quand elle passe la porte de la mairie. La témoin, par contre, qui doit gérer le timing et les invités, elle est bonne pour rester sur le grill encore toute l'après-midi. Et comme la témoin, c'est moi, pas de récréation avant l'ouverture du bal dans 6h.…

Faut-il que je l'aime pour lui avoir dit oui... J'ai tellement aidé à la préparation de ce mariage que j'en ai fait deux fois plus que son Polynésien de mari, évidemment pas disponible parce qu'évidemment marin et parce qu'évidemment sur le Charles de Gaulle qui est rentré au port avec un mois de retard.

Bref : en plus des préparatifs, il a fallu gérer la future mariée.

- Calme-toi, ma chérie, les aléas, ça fait le sel des mariages !

Eh bien c'est un mariage sacrément salé.

D’abord, il y a eu la ville qui nous a annoncé il y a une semaine qu'on ne pouvait finalement pas disposer de la salle pour le vin d'honneur, avec obligation de trouver un plan B en vitesse... Puis les beaux-parents qui ont exigé, puisqu'on se rabattait sur la plage, la location d'une pirogue polynésienne... et enfin les Cousins Machins qui, ce matin, ont annoncé qu'ils ne viendraient pas pour cause de covid.

Bref.

Faut que je respire un grand coup : les mariés sont sur un petit nuage, la pirogue n'attend plus que ses passagers et la plage est belle et déser...

Qu'est-ce que ces quatre pingouins foutent en slip dans notre décor de rêve ?!

 

 

5. : la belle-doche

Je souris comme une petite fille de dix ans.

J'ai dix ans. J'aurai toujours dix ans dans le Var, comme lorsqu'après une interminable journée de route, nous arrivions enfin, mes parents, mon frère et moi, dans cette magnifique villa du Canadel où j'ai passé tant de vacances.…

Je sais bien que je n'ai plus dix ans.

Mes parents ont divorcé, la maison a été vendue et j'ai connu d'autres mers et d'autres rivages.

Puis ma fille s'est installée à Toulon.

Alors ce souvenir s'est frayé un chemin dans les dédales de ma mémoire et… tout est là : l'odeur iodée des vagues, les contours un peu flous de la terre, le vert discret des aloès sur la côte.

Nous canotons paisiblement, nous délectant de chaque courbe des rochers, de chaque galet sur les plages.…

Déjà à nos regards se dessine la rive... celle de notre arrivée, où se serrent les bateaux.

Mais avant... Là, sur la plage, sur tout ce sable qui s'étend entre le club nautique et la paroi rocheuse, il y a...

… un mariage !

Lentement, portés par une douce brise, les voilà qui s'avancent comme à notre rencontre.

Blancs, Noirs et tous multicolores, ils sont comme un retour de Carnaval, apaisés et heureux de leur fête.

Je crois d'ici percevoir la musique.

Nous ne pagayons plus. Nous nous laissons porter.

Il est des instants bénis où tout est absolu. Juste admirer, s'emplir, se dissoudre...

 

 

6. : la Patate

Purée mais ils refusent de nous voir !

Une demi-heure ! Le gars nous a accordé une demi-heure et elle est presque passée ! Si seulement... Mais non ! Nos deux hippies parentaux, au lieu de nous remarquer, à moitié à poil, leur faisant de grands signes, ils n'ont d'yeux que pour ce foutu mariage !

Et maintenant, il y a ce tas d'invités qui se rassemble entre les parents et nous : ils vont attaquer les photos. "Tous ensemble" ! "Sexe, ouistiti !", "Les mariés avec les parents de la mariée", "Les mariés avec les parents du marié"...

Il y en a pour une heure. Il faut faire quelque chose. Je sens l'air me caresser les fesses via la multitude de trous de ma culotte. On n'était pas censés se retrouver à poil, bon Dieu, on n'était pas censés porter ces foutues combi... Et les parents qui ne nous voient pas !

- Ohé ! Les parents ! Ohé !

Mais non, bien sûr ! Un mariage pareil, c'est trop magnifique ! On est foutus, on est foutus...

- Les mariés et les amis des parents de la mariée !

Je craque. Je ferme les yeux, les rouvre pour ne pas me casser la g. et fonce, tête la première, au milieu de la plage.

J'entends le clic de l'appareil quand je passe devant le photographe, mais je préfère m'imaginer transparente.

- Ohé, les parents, ohé !!! Ramenez-vous, nom de Dieu !!!

 

 

7. : le Sicilien

Les deux sorelle ont traversé la foule des invités et je les entends d'ici hurler en direction de leurs parents. Che pale ! Rien n'y fait.

Nous, les piccioti, on a préféré rester près de la pirogue polynésienne amarrée sur le rivage, au cas où, l’occasion pouvant faire le larron… Nous cherchons les rames. Introuvables !

Mais voilà que la foule change de forme : elle devient compacte avant de se scinder en deux : hommes d'un côté, femmes de l'autre.

J'ai compris. Je fonce au milieu des nanas, je les atteins au moment même où la mariée, de dos, brandit son bras pour envoyer le bouquet. Le bouquet monte dans les airs, il vole ! Il vient sur moi ! Une invitée me colle. Désolée, cara mia, j'ai fait dix ans de rugby. Je saute, j’attrape le bouquet, plaque la fille à terre en retombant, me redresse, cours, cours jusqu'à la plage, prends mon élan et envoie le projectile de toutes mes forces...

Evvai ! En plein dans le mille !

Le bouquet explose sur la coque du pneumatique.

Enfin, les deux parents lèvent la tête et, enfin, ils nous voient.

 

 

8. : le patriarche

Je vois mes gendres. Où sont mes filles ? Mes filles ! Mes filles sont en danger !

- Rame !

Ce n'est plus ma voix, ce ne sont plus mes muscles qui se bandent. Moi, je suis déjà sur la plage auprès de mes filles : où sont-elles ?!

Mais voilà qu'elles apparaissent toutes les deux, dévêtues mais bien vivantes, auprès de leurs conjoints...

- Le bidon !, crient-ils. Vite ! Vite !

Ma moitié et moi ne faisons plus qu'un : en une seconde, notre bateau file à 20 nœuds. Il faut atteindre le rivage ! Le bonheur de mes filles en dépend !

- Stooop !, hurle mon épouse.

Bam !

Plouf !

Bordel à queues !

Je stabilise le canot, j'essaie de comprendre. Ma femme est à bord, je suis à bord et le bidon aussi, toujours calé dans mon dos.

Par contre, cette foutue pirogue apparue comme par magie sur notre chemin est déserte et des bulles suspectes remontent à la surface.

Je ne fais ni une, ni deux : je dé-sangle le bidon, me lève avec audace et, de toutes mes forces, je lance le bidon vers la rive.

J'ai à peine le temps de le voir retomber sur le sable, mes enfants se jetant dessus. Déjà, je m'enfonce tête la première dans les eaux glacées à la recherche des matelots polynésiens.

 

 

9. : nous

- La clé !

Elle est là, dans nos mains, extirpée du bidon puis du sac !

Nous nous élançons comme un seul homme. Nos pieds foulent le sable, nos culs ballottent à chaque enjambée, nos bouches hurlent « Monsieur !!! Monsieur !!! On l'aaaaa !!! » et nous voilà devant la porte du bureau.

Fermée.

Fermée !

Il l'a fermée !!!

- Noooon ! Non, non, non !

Pas de short, pas de tee-shirt, pas de portable, pas de dignité d'ici demain, la réouverture du club ! C'est foutu, cette fois : foutu !

Les parents nous rejoignent, s'arrêtent auprès de nous, silencieux, abattus, partageant sans comprendre le deuil de notre espoir foudroyé.

Nous allons rester en slip.

Il n'y a plus rien à dire.

 

- Est-ce que je peux vous aider ?

Arrachés à notre apathie, nous tournons la tête : la mariée est là. Elle est belle, ses yeux pétillent et ses bras sont chargés de couleur.

Riccio bredouille :

- Votre bouquet... je suis désolé pour votre bouquet...

La mariée rit. Son rire cristallin sautille entre les vagues, il nous réchauffe et nous habille :

- Ce n'est pas grave, je l'avais acheté spécialement pour le lancer. Le vrai bouquet est toujours là.

Elle tourne la tête vers la jeune femme à ses côtés qui nous montre un magnifique bouquet, un sourire pincé aux lèvres.

La mariée ne nous laisse pas le temps de proférer d'autres excuses, elle nous tend les vêtements qu’elle tient pliés dans ses bras et nous dit :

- Tenez, mettez-les. Ces costumes seront plus utiles comme ça qu'en restant au fond d'un sac. Vous aussi, Monsieur, vous vous êtes trempé en sortant mes beaux-parents de l'eau.

Elle ne peut s'empêcher de glousser d'un délicieux fou-rire. Puis elle dit encore :

- Venez, le vin d'honneur va commencer. Vous êtes mes invités.

Elle se tourne et nous la suivons, hypnotisés, enfin vêtus, enfin décents.

Au-dessus de nos têtes, le crépuscule s'irise de belles couleurs dorées.