Désavantage de nos inconvénients
Salut tout le monde !
Vous vous demandez ce que les petits canards sont devenus ?
La démocratie a parlé : dignes de Rimbaud, nos mignons canetons sont devenus des “patauds ivres”…
Pour ceux d’entre vous qui ont découvert un autre destin dans leur boule de cristal, vous êtes allés du festin à l’indigestion de canard, en passant par la famille recomposée pleine d’ados ingrats et empotés !
Merci à tous ceux d’entre vous qui ont participé !
"Je suis le maître d'insta !"
Et maintenant, place à l’histoire du jour…
Changement de narrateur et de décor…
L'un des inconvénients de l'âge, c'est que je suis régulièrement réveillé en pleine nuit par quelques soucis de prostate.
Heureusement, l'un des avantages de la soixantaine, c'est que j'ai eu le temps de développer l’utile capacité à rester à moitié endormi, le temps de soulager mon besoin nocturne.
C'est donc assoupi et délicieusement porté par une petite brise – bienvenue en cette période caniculaire – que j'effectue, yeux fermés, les quelques pas qui séparent mon lit des cabinets.
C'est toujours les yeux clos que j'actionne la poignée et que j'ouvre la porte.
Je fais un pas, je suis dans les lieux, dans la tenue d'Adam qui ne nécessite pas de défaire le cordon d’un quelconque pyjama.
Je m'apprête à entrouvrir un œil pour ne pas viser à côté quand j'entends la porte des toilettes se refermer derrière moi.
Clong !
« Clong », me dis-je, ce n'est un bruit normal. « Bam » ou « paf » auraient été acceptables, mais ce « clong » a quelque chose de trop... mécanique.
J'ouvre les yeux : je vois l'escalier qui s'enfuit devant moi. En guise de cabinets, ce sont les parties communes de l'immeuble qui s’offrent à ma vue. Je me retourne : la magnifique porte blindée que j'ai installée il y a trois semaines s'est tout à fait refermée. Vous savez, le genre de porte avec une poignée qui ne peut être actionnée de l’extérieur, donc qu’on ne peut ouvrir sans clé.
La clé qui est actuellement sur ma commode, à côté du CD “Hymne au soleil”, des excellents Vincent Bardainne et Tigre d’eau douce.
Bien.
Nous sommes en pleine nuit.
Je suis dans la cage de l'immeuble, nu comme un ver.
Mon fils dort cette nuit chez sa copine et ne reviendra pas avant demain après-midi.
Satisfait de mon analyse de la situation (à défaut d’être satisfait de ma situation), je n’ai plus qu’à m'allonger comme je le peux sur le palier, blâmant cette procrastination qui m’a fait repousser l’achat d’un paillasson. Paillasson qui aurait trouvé en ce moment toute son utilité.
Ainsi inconfortablement installé, fort de l'avantage précédemment décrit de la soixantaine, je me laisse sombrer dans les bras de Morphée.
Des pas pressés dans l'escalier me réveillent. L'aube a pénétré dans la cage. Je me redresse. Quelqu'un arrive d'un étage supérieur. J'avise rapidement la porte d'entrée de mon voisin de palier mais lui non plus ne dispose pas d'un paillasson. Je n'ai plus qu'à appliquer chastement mes mains sur cette partie que je souhaiterais garder intime de mon anatomie.
De toute façon, les paillassons, ça gratte.
Avant que la personne ne passe le tournant et ne m'aperçoive, je me racle bruyamment la gorge afin de lancer, d'un ton dégagé :
- Bonjour !
Aussitôt, les pas ralentissent.
Une tête apparaît : c'est Madame Roux, la locataire du cinquième gauche. Je ne sais rien de cette femme à part qu'elle rentre tous les jours vers 15h. Malgré l’invitation que j’avais déposée il y a un mois dans la boite aux lettres de tous mes voisins, elle n'est pas venue à ma pendaison de crémaillère. Je doute qu'elle ait désormais envie de faire plus ample connaissance.
Levant une main en signe de paix (mais laissant l'autre appliquée du mieux que je peux), je lui souris :
- Bonjour Madame Roux, je ne veux pas vous faire peur, j'habite là mais je me suis retrouvé malencontreusement coincé ici cette nuit...
Je vois les yeux de ma voisine chercher, affolés, sur quel endroit de mon humble personne ils pourraient bien se fixer.
- Mais…
La dame bafouille :
- Mais ça vous arrive souvent ?
Après lui avoir juré que je dormirai en pyjama jusqu'à ma mort, je me sens autorisé à lui demander l'heure : 6h30.
Allez, plus qu'une demi-heure à tenir.
La voisine prenant congé, j’entends son pas dévaler la fin de l'escalier comme si elle était poursuivie par une horde de satyres. Je me demande si je n'aurais pas dû lui mendier un vêtement. M'est avis qu'il n'y a rien à regretter : Madame Roux étant célibataire et toute menue, le seul vêtement assez ample qu'elle aurait pu me procurer aurait été une robe. Or ce me semble qu’en notre siècle, un homme nu demeure toujours plus convaincant qu’un travesti. Pauvre siècle !
N'ayant rien d'autre à faire, je m'assois contre ma porte et tente d'analyser combien de fissures au plafond pourraient être qualifiées de lézardes. Il faudra que j'en touche un mot au syndic.
Heureusement pour moi, et sans doute parce que c'est dimanche, aucun autre voisin ne descend durant ce que mon horloge interne estime comme étant une demi-heure. Ce délai dépassé, je redresse douloureusement ma carcasse plus très jeune et je m'en vais frapper chez mon voisin de palier.
Voilà de la lumière à travers le judas. Je prie pour que ce soit Franck et non sa femme qui soit derrière la porte. Celle-ci commençant à s'entrouvrir, je saisis la poignée pour stopper le mouvement.
- Franck ?
- Oui, D. ? Qu'est-ce qu'il y a ?
- Avant d'aller plus loin, et sans aucune question, aurais-tu l'amabilité de m'apporter un slip ?
La porte semble hésiter, puis, soudain, elle se calme. J'entends des pas s'éloigner dans l'appartement, puis revenir. Enfin, le saint Graal en coton m'est remis par l'ouverture. Je l'enfile aussi sec. Voilà ! Voilà ce que quelques centimètres de tissu peuvent faire à la confiance d'un homme !
Soulagé, je laisse la porte finir de s'ouvrir et la tête de mon voisin apparaître. Dans les yeux qui me font face, je distingue tour à tour une forte stupeur, une touche de répulsion (je savais que je n'étais pas son genre, mais tout de même) ainsi qu’une pointe de compassion.
Misant sur ce dernier sentiment, je demande :
- Je peux entrer ?
Quelques minutes plus tard, et après un détour salvateur par le petit coin, me voilà narrant ma mésaventure pendant que mon voisin me prépare un café. Je sens la compassion se muer en dérision. Il a bien raison, Franck. Je suis sûr que lorsque j'aurai traversé ce mauvais pas et reconstitué mon estime personnelle, je trouverai cette histoire drôle. Très drôle. Hilarante.
- Bref, finis-je... J'ai pensé que, en passant de ton balcon au mien, et ma porte-fenêtre étant ouverte, je pourrai retourner chez moi.
Pendant que je sirote mon café, agréable symbole d'hospitalité qui me brûle entre les doigts, nous évaluons mes chances de passage.
Fidèle à la conception architecturale locale, notre balcon est d'un seul tenant pour tout l'étage, les espaces de chacun étant délimités à l'aide d'une séparation jouant également le rôle de brise-vue. Il s'agit dans notre cas précis d'une paroi rectangulaire en verre trempé de deux mètres de hauteur et d'un peu moins de dix centimètres d'épaisseur. Dix centimètres. Juste dix centimètres qui me séparent d'un retour à la normale.
- Je dois avoir une corde, tu veux que je t'assure ? me demande Franck pendant que je lui rends la tasse.
Je me penche par-dessus la rambarde et je jette un coup d’œil sur la rue en contrebas. Trois étages en dessous. Je secoue la tête. Après tout, il n'y a que dix centimètres qui me séparent de chez moi.
- Bon, tant pis, dit Franck. De toute façon, je ne sais pas où est la corde.
Je lui jette un regard penaud : son regard ne vaut pas mieux. L’analyse de la situation étant achevée, nous savons tous les deux qu’il ne me reste qu’une chose à faire.
J'enjambe donc à la fois la rambarde et le brise-vue pour me retrouver assis sur le garde-corps, un pied du côté de chez Franck, un autre suspendu du côté de chez moi.
Dans mon dos toujours nu je sens la rue qui s'agite.
Je sais que je dois me concentrer mais trop de pensées m'envahissent.
D'abord, la rumeur de la rue n'est-elle pas en train de se suspendre ? Quelqu'un me prendrait-il en photo ? Ne vais-je pas retrouver mon portrait sur le groupe Facebook du quartier, qualifié de « cambrioleur en slip » ? La sueur dégouline dans mon dos. J'aurais dû demander un tee-shirt à Franck ! Si je dois tomber, oui, s’il me faut mourir : qu’au moins la décence habille mon cadavre !
Aïe.
Voilà que mes considérations sur la dignité humaine sont chassées par une réalité bien plus matérialiste : ça me gratte sous la cuisse droite. Et pour cause ! Ma culture de plantes aromatiques en jardinière fonctionne à merveille. Les plantes méridionales s'épanouissent parfaitement sur mon balcon idéalement situé. Or, malheureusement, le romarin comme la lavande ne sont pas connus pour la douceur de leurs feuilles.
Synthétisons.
Je me trouve en caleçon, le fessier offert aux passants et aux voisins de l’immeuble d'en face, un pied presque encore à l'abri et une cuisse imprégnée d’herbes de Provence.
Il est temps de mettre fin à cette déplaisante affaire.
Oubliant les heures consacrées à ma jardinière, je me projette d'un geste brusque sur mon balcon. Bam ! Me voilà face contre terre, de la terre plein la face, le cerfeuil et la marjolaine piteusement déracinés gisant contre ma joue.
Je n'oublierai pas leur sacrifice ! me promets-je en me redressant, avant de franchir fièrement la porte-fenêtre de mon chez-moi.
Le quotidien a désormais repris son cours. J'ai acheté un paillasson et j'ai caché un double de ma clé dans l'immeuble, à un endroit que je ne vous dévoilerai pas. Je n'ai malheureusement pas recroisé Madame Roux : nous pourrions pourtant facilement lier conversation, mais je crains bien que cette dame ne m’évite. A l’inverse, il me semble que la nonagénaire de l'immeuble d'en face me souris désormais avec un peu trop d’insistance...
Quant à Franck… j’avais frappé piteusement chez un voisin, j'ai finalement gagné un ami.
Je dois cependant préciser humblement que ce n'est pas tant mon courage qui m'a valu son estime…
Quand je lui ai ramené son slip, évidemment lavé, quelques jours plus tard, il l'a pris entre ses mains, l'a porté à son nez et m'a adressé un regard admiratif et enthousiaste :
- Tu utilises un adoucissant à la pêche ! Tu l'achètes où ? Je n'en trouve plus !
C’est depuis ce jour-là que nous faisons toutes nos courses ensemble.