1/2 Partir en vacances...
Moi aussi, j'ai une histoire qui pourrait sortir de l'armoire.
Tiens, quand je la raconte, j'y suis encore...
Cela fait trois semaines que nous sommes ensemble avec Briac.
Ce sont nos premières vacances en amoureux et, pour l'occasion, j'ai laissé ma fille chez mes parents.
Nous avons décidé de partir dans la Drôme pendant une semaine, les premiers jours dans un lieu secret qu'il aurait choisi, les jours suivants dans une location dont je lui ferais la surprise.
Je me souviendrai toujours de l'instant où il a arrêté la voiture près de cette rivière. Je me souviens de la fraîcheur cristalline, de la douceur de l'ombre parcourant les feuillages... et de cette yourte à la porte entrouverte. Je me souviens de ma tête basculée en arrière, de ma bouche, mon nez inspirant l'air tiède, enfin tiède ! Oui, ici, nous oublierons la canicule parce que la canicule a oublié se s'abattre sur cet endroit.
De ces trois jours, tu sais... je ne te parlerai pas. Ils sont trop beaux, trop forts, plein de beauté et de jouissance, de sérénité et d'ivresse.
Tu les connais, ces jours, comme tous peuvent les connaître. Ils sont les premiers temps de l'amour.
Voilà que notre séjour s'achève. Nous prenons congé de ce lieu hors du temps qui restera comme un refuge dans ma mémoire, et nous retrouvons la route. Dès que nous quittons la protection des arbres, la chaleur s'abat sur nos épaules. Comme une chape. Nos têtes sont lourdes et nos pores explosent de sueur. La canicule est là, encore, épuisante. Qu'importe ! Nous parcourons les routes, fenêtres béantes, l'air jouant avec les cheveux noirs de Briac.
Ses cheveux noirs... Je regarde ses mèches bouclées, sa joue, sa bouche. Je regarde ses mains, longues, fines, la façon tranquille et sûre qu'elles ont de tourner le volant, de changer les vitesses... Je regarde ses yeux qui se détournent un instant du pare-brise, aimanté par mon propre regard, et son visage tout entier qui me sourit avec tendresse, avant de revenir à sa conduite.
Il est beau comme un Breton, mon amant. Grand, fin mais puissant, et cette étrange brume au creux de son iris...
Refusant de lui donner directement l'adresse de notre destination, je distille les infos : « prochaine à droit », « bientôt à gauche », et lui m'obéit en silence.
Autour de nous, la chaleur brouille les lignes des arbres. La campagne est brûlante. Les champs jaunis et les îlots d'arbres s'enchaînent, assoiffés.
Je me demande quel monde connaîtra ma fille quand elle aura mon âge.
L'autoradio crache son charabia de musiques et de publicités sans espoir d'être entendu au milieu du vacarme de ce sirocco. pourtant quelques mots parviennent à s'échapper de la radio pour se lover dans nos oreilles :
- nouvelles... incendie...
Briac monte le volume à fond.
- Les 400 pompiers mobilisés ont pu fixer le nouveau départ de feu, cependant le foyer principal n'est toujours pas maîtrisé. Le vent qui vient de tourner vers l'ouest a entraîné l'évacuation des villages de Doriols et de Mions.
Briac me jette un coup d’œil inquiet :
- C'est nouveau, ça.
J'attrape mon téléphone, oublié pendant trois jours à part pour prendre des nouvelles de ma fille et je regarde sur internet.
- Effectivement, le feu n'est pas loin.
- On fait quoi ?
- Attends.
Je fais une recherche rapide :
- Écoute, j'ai l'impression que le feu s'éloigne. De toute façon, si nous courons un danger, j'imagine que notre hôte airbnb nous aurait prévenus.
Nous quittons la petite route départementale et passons un haut portail. Sur mes indications, Briac laisse bientôt la route gravillonnée principale pour bifurquer à gauche sur un sentier en terre, heureusement assez égal pour permettre à la voiture de rouler sans trop nous secouer. Nous roulons sous la frondaison des arbres, la lumière filtrée par le feuillage danse sur nos corps.
Enfin, nous parvenons à une clairière occupée par une douzaine de mobilhomes. Quelques personnes sont là, de tous âges – surtout des quadragénaires, vaquant à leurs occupations. Certains nous adressent un sourire, la plupart un coup d’œil indifférent.
Sans trop savoir où se garer, nous arrêtons la voiture à l'ombre du seul bâtiment du coin : une grange dans laquelle il me semble apercevoir des motos, type Harley Davidson.
Je sors de la voiture le visage barré d'un gigantesque sourire. J'adore ça ! L'aventure, l'impression d'arriver dans une communauté secrète, un lieu que nous n'aurions ni eu la possibilité ni même l'idée de pénétrer sans la magie d'Airbnb !
Briac claque sa porte, m'interroge discrètement du regard. Je ris :
- Attends, tu n'as pas encore vu ma surprise !
Il fait une sorte de moue. Il doit se demander ce que c'est que cet endroit, mais je sais que ma surprise lui plaira.
Un homme vient nous accueillir. Grand, mastoc, un vrai colosse. Un peu plus jeune que Briac, un peu plus vieux que moi... la quarantaine.
- Bienvenue à vous, j'espère que vous n'avez pas eu de mal à trouver.
Mon sourire se fige en une grimace polie. Ses yeux sont blancs. Je ne veux pas dire qu'il est aveugle, mais ses yeux... c'est comme s'il n'avait pas d'iris : juste des orbites et, au milieu, une pupille. Une pupille... Je n'aime pas cet homme. Mais je suis polie. Je force mes zygomatiques à contrecœur et lui tends la main.
- Bonjour Romain, je suis D., c'est moi qui ai réservé.
Il regarde ma main, serre les siennes l'une dans l'autre. Il dit :
- Excusez-moi, je... je limite les contacts. Ne le prenez pas mal, je suis autiste Asperger. Venez.
Et il nous fais signe de le suivre à travers la clairière. Nous marchons en plein cagnard mais je suis refroidie. Le petit nuage sur lequel j'étais douillettement installé a crevé pour me ramener en pleine réalité professionnelle. Je n'aime pas cet homme. Il n'est pas autiste. Je le sais, j'ai un sens pour ça : on a le temps de se forger un nez en dix ans dans la psy. Schizophrène, oui... Autiste, mon œil !
J'ai hâte de me retrouver seule avec Briac pour lui demander son avis. Briac, lui, marche à mes côtés. Silencieux, il a pris ma main et la serre dans la sienne malgré la chaleur et la sueur qui glisse entre nos doigts. Il est pâle. J'aurais dû lui proposer à boire pendant le trajet. Et comme une gourde, j'ai laissé la bouteille dans la voiture.
Enfin, un écart du chemin nous révèle notre lieu de couchage : un bus ! Un joli bus jaune ! Je me tourne vers Briac, ravie :
- Tada ! C'est ma surprise ! C'est là qu'on va dormir ! C'est tellement roots, tu as vu ?
Briac me sourit faiblement. Mais son esprit est ailleurs. Ses yeux sont happés par une grande cuve à une centaine de mètres, là-bas dans la clairière.
- Bienvenue chez vous !
C'est Romain qui nous fait signe de la main depuis la fenêtre du bus. Une nouvelle vague d'enthousiasme m'envahit. Je grimpe dans le bus, entraînant Briac par la main.
- Waouh !
La pièce est magnifique ! Un vrai nid douillet empli de coussins, aux motifs tibétains, alliés au confort d'un van XXL dernier cri.
Briac se racle la gorge.
- C'est vous qui avez fait ça ?
- Oui. Je l'ai retapé avec mon ex. J'y habite toujours mais je vais dormir ailleurs quand on reçoit des gens en Airbnb.
- J'imagine que ça n'a pas été facile de l'amener jusqu'ici.
- Non, pas facile. Mais ça en valait la chandelle.
C'est Romain qui a parlé mais j'aurais clairement pu dire la même chose. L'idée d'un bus pour dormir au milieu d'une clairière au milieu de rien m'amuse comme une petite fille. J'en applaudirais, si notre hôte n'était pas là.
- Je reviens, dit ce dernier.
Et il sort.
Bonhomme bizarre mais je suis ravie de son départ cavalier. Je ne peux résister plus longtemps à me laisser tomber dans les draps. Moelleux à souhait ! Les draps sont doux et j'en oublie presque la température. J'inspire longuement puis je rouvre les yeux.
C'est là que j'aperçois la « décoration » au-dessus de la porte : un flingue et un poignard, accrochés, en croix. Qu'est-ce que c'est que ce truc... Je me redresse.
- Briac ?
Il est là, assis sur une chaise, tellement silencieux que j'en avais oublié sa présence. Il a soif ! Égoïste que je suis ! Je me lève aussitôt et ouvre le robinet pour lui remplir un verre d'eau. Briac ne m'adresse pas un regard... il est totalement absorbé par ses pensées.
Je le presse :
- Tiens, bois, tu en as besoin. Qu'est-ce que... Est-ce... Briac, tu as vu qu'il y avait un revolver, ici ?
Sa bouche s'ouvre, enfin, mais son regard demeure fixe. Il dit, la voix sourde.
- Ce n'est pas un revolver, c'est un Glock 9 mm.
Je fronce les sourcils :
- Je ne savais pas que tu t'y connaissais en arme à feu...
Briac porte enfin le verre à ses lèvres et boit une gorgée. Il cligne des yeux, secoue la tête, me voit enfin. Alors il sourit faiblement et me demande :
- Alors tu aimes bien, ici ?
- Ben... oui... à part cette arme et ce drôle de mec, j'aime bien. Je trouve ça rigolo, le bus ! Mais toi par contre, tu n'as pas l'air d'apprécier ta surprise !
Il me caresse le bras, il sourit :
- Si mon cœur, ça me plaît beaucoup.
Ok... il faudra que je signale à mon nouveau chéri que je détecte aussi facilement le mensonge que les schizophrènes.
- Écoute, Briac...
- Excusez-moi ?
Nous tournons la tête. C'est Romain, le faux autiste, qui vient d'apparaître dans l'embrasure de la porte.
- Venez, sortez.
Je m'exécute à contrecœur, suivie de Briac. Notre hôte nous attend, une pelle à main. Il est accompagné d'une jeune femme aux longs cheveux noirs, les yeux baissés.
- Elle, c'est Christelle, ma compagne. Dites, votre voiture, il faudrait la déplacer. Ah et puis il faut que je vous montre comment fonctionne la douche.
Les deux hommes s'éloignent en échangeant des informations techniques. Je les regarde s'éloigner. C'est toujours amusant de voir une personne grande que l'on côtoie (Briac) tout à coup plus petite qu'une autre.
Je me tourne vers la jeune femme qui n'a pas bougé :
- Bonjour !
Aucune réaction. J'insiste
- Bonjour !
Toujours pas de réaction.
- Bonjour Christelle.
Elle relève enfin la tête et souffle :
- Bonjour...
… avant de baisser à nouveau les yeux.
Quand j'entends Briac garer la voiture, je suis en train de faire le tour des ustensiles présents dans la cuisine. Je sors le rejoindre. Dehors, la lumière commence à pâlir. On sent que l'été arrive à sa fin. Malheureusement, nous savons qu'aucune fraîcheur n'apparaîtra, une fois la nuit venue.
J'embrasse mon homme.
- C'est bon ? Il n'a pas prévu de repasser à l'improviste ?
- Je ne crois pas...
Nous récupérons nos sacs pour les monter dans le bus.
- Au fait, tu lui as demandé ce qu'il en était pour l'incendie ?
- Oui... il a dit que ça irait... mais franchement je ne sais pas si ces gens-là se tiennent beaucoup au courant.
Je me promets de regarder l'évolution du feu deux fois par jour tout en transvasant nos provisions depuis notre glacière dans le petit frigo.
Une fois l'opération achevée, je me relève. Briac n'a pas encore ouvert son sac. Il est debout, immobile, le sac pendant au bout de ses bras. Il fixe le lit.
Allez, cette fois, il est temps de crever l'abcès.
- Qu'est-ce qui ne va pas ?
- Non, rien.
Il reprend machinalement son geste. Je le stoppe.
- Arrête, je le vois bien que ça ne va pas. Explique-moi ce qui se passe.
Un nuage passe dans ses yeux. Il supplie, presque :
- Je ne veux pas gâcher ta surprise.
Je chasse son intention de la main. Il faut qu'il parle. Et lui comprend qu'il n'a plus le choix. Il avale sa salive :
- Je n'ai jamais eu de chance en amour. Tu sais, la première fois que j'ai dit "je t'aime" à une fille, une mouette m'a chié dessus.
Dans un autre contexte, j'aurais ri. Pas là.
Alors il pivote pour se retrouver face aux draps et il murmure :
- Je connais ce lit.
- Comment ça, tu connais ce lit ?
- Je le reconnais, j'ai l'ai vu dans les vidéos. C'est lui, c'est ici, j'en mettrais ma main au feu.
Je scrute les draps à mon tour... Je perçois chaque pli, chaque vague... Je ne comprends pas.
- Je ne comprends pas.
Attends... attends quelle heure il est ?
Merde ! Je dois aller chercher ma fille, je vais être en retard ! Écoute, je te raconte la suite une autre fois, hein ?
Allez, salut, à la prochaine !
PS : si vous aimez la chaise, n’hésitez pas à en parler autour de vous. Si les gens ne savent pas comment s’inscrire, vous pouvez m’envoyer leur adresse mail et je m’occupe de tout (arianerouquette@hotmail.com) !