La chaise dans l'armoire

La chaise ne raconte que des histoires vraies (avec simplement une bonne dose de mensonges)...

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Par Ariane Rouquette
23 avr. · 5 mn à lire
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La chaise dans l'armoire (29)

Flip flop ! (Arte n'a qu'à bien se tenir !)

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Et voilà, Maman est partie à la retraite : c’est une page qui se tourne…

Pour fêter ça, elle a organisé un gros pot de départ à l’hôpital, il paraît qu’il y a eu beaucoup de monde. C’est bien pour elle, les retraités partis pendant le covid n’ont pas eu cette chance.

La famille n’était pas conviée mais, Papa et moi, on compte bien se rattraper. On a donc convenu d’un déjeuner surprise chez moi, rien que nous trois, plus Bouboule, évidemment. Bouboule ? Mon hamster, offert par ma chère mère pour que je me sente moins seule - et nommée par ses soins pour que je me sente moins grosse (oui, ma mère est fine psychologue).

Bref, on n’a qu’une mère et elle ne part qu’une fois à la retraite. Je vais donc tout donner à l’occasion de ce déjeuner…

Je dois vous avouer que je ne suis pas de base une grande cuisinière… Et quand je dis ça, je revois l’un de mes plus grands exploits : la fumée noire s’échappant du four… la croûte calcinée du gâteau… et, dessous, de la pâte liquide. Liquide ! Elle n’avait absolument pas cuit ! Sérieusement, vous voudriez faire un truc pareil, vous n’y arriveriez pas.

Mais bon, je m’améliore petit à petit : désormais mes cookies se défendent et je fais mon pain moi-même.

 

Tout ça pour dire que, pour le repas de Maman, je mets la barre haut : j’ai décidé de m’atteler à sa recette préférée – des rougets à la catalane !

Je vous explique : vous faites dorer vos rougets à la poêle, vous les disposez ensuite dans un plat et vous les recouvrez d’une sauce tomate-oignon-échalote. Vous mettez le tout au four et, hop, le tour est joué !

Bon. Il est 9h, mes parents débarquent à midi… J’ai largement le temps de faire mes emplettes et de rentrer cuisiner mon plat.

Après un détour aux Zanimaux sont nos zamis pour me renflouer en graines (loyal envers ma chère mère, Bouboule aime travailler son image), direction la poissonnerie.

Je n’ai jamais mis les pieds dans cette boutique. Mon poisson, je le prends habituellement dans un magasin très commode dont le nom commence par « Pi » et finit par « card », et qui a l’avantage d’avoir la même définition des poissons que celle qu’on m’a enseignée, petite, à la cantine : des bâtonnets blancs et panés.

Mais bon, comme je l’ai dit, on ne « retraitise » sa mère qu’une fois…

Je gare ma trottinette et je passe la porte.

Face à moi, un étal gigantesque ! Imaginez : sur une nappe de glace, des dizaines, des centaines de poissons de toutes les tailles et de toutes les formes dessinent une étrange mosaïque presque mouvante, bariolée. Je suis à deux doigts de recommander à la poissonnière de postuler au pavillon d’art contemporain du centre-ville.

La poissonnière… la poète est à la hauteur de son poème ! Une chevelure noire de jais, des formes généreuses (généreuses… et c’est une spécialiste qui vous le dit car mes formes à moi sont carrément prodigues) et des bras puissants recouverts de tatouages. Elle a tellement la tête de l’emploi que, lorsqu’elle exposera au pavillon d’art, elle sera obligée de figurer dans son œuvre.

-       Et pour Madame, ce sera ?

Sans hésiter, je commande les trois rougets qui me font de l’œil (un iris noir dans une pupille rouge). Ils sont vraiment beaux, ces trois-là, avec leurs grosses moustaches et leur robe rayée de bandes brunes et sable.

-       Madame est nouvelle cliente, je crois ? Vous allez voir, vous ne serez pas déçue ; notre poisson est le plus frais de la ville ! Et vous avez vu ? 550 grammes chacun, ces mignons ! Vous allez vous régaler.

J’opine, m’émerveille, acclame et m’empresse de payer pendant que la poissonnière empaquète mes conquêtes dans du papier journal.

-       Je vous mets un peu de glace avec, ça les maintiendra au frais.

Je remercie, salue, récupère mon précieux achat et trouve à ce dernier une petite place dans mon sac à dos, à côté des graines de Bouboule.

Une minute plus tard, dépassant les piétons par la taille et les cyclistes par la vitesse, je roule, satisfaite, en direction de mon appartement.

Prochaine étape : la préparation !

 

Qu'est-ce que…

J'ouvre les yeux comme deux ronds de flan.

Je cherche mon souffle.

Floc, floc…

La glace se change en flotte.

-       Flavien ?

C’est la voix fluette de Florian.

-       On est où ? demande Florent.

Je secoue mon corps efflanqué, j’ai le crâne qui fane… Je me souviens.

On flânait, flemmards, et puis… le flux de l'eau… le filet…

Je comprends tout.  Je m'enflamme :

-       On s'est fait flouer, les mecs ! Cueillir comme des fleurs ! On a flâné entre deux flots sans se méfier et on a raflé la mise… On mérite tous une gifle !

Allez, Flavien… Faut que je me calme… Je dois retrouver mon flegme, faire appel à mon flair si je veux réussir à réfléchir.

Il faut bouger, on ne peut pas rester ici emmitouflés.

 

Cette piste cyclable est parfaitement insupportable. D’un côté, les voitures qui me passent à ras, de l’autre côté le trottoir que je ne dois pas heurter. Et entre les deux, un sol plein de trous : c’est cahot sur cahot !

La cerise sur le gâteau, c’est que j’ai dû mal caler un truc dans mon sac. A chaque à-coup de la piste, j’ai l’impression de me prendre un coup de coude entre les omoplates.

Heureusement, dès que j’aurai passé ce feu, je serai rendue…

C’est drôle, maintenant que me voilà stoppée en attendant que ça passe au vert, j’ai l’impression que les secousses continuent dans mon sac. C’est comme si… comme si quelque chose bougeait à l’intérieur ?

Il y a… il y un truc qui bouge dans mon sac !!!

Les graines de Bouboule ! Je parie que ce sont les graines de Bouboule ! Il doit y avoir un insecte à l’intérieur du sac ! Il a dû entrer, comme ça… peut-être une mouche ou pire, un frelon asiatique ! C’est des choses qui arrivent pour de vrai !

Pas de panique… pas de panique… je vais gérer… je vais ouvrir le sac…

Le feu passe au vert, je relance la trottinette sans réfléchir.

Mon cerveau tourne à cent à l’heure.

Ouvrir mon sac dans la rue ? Impossible, il y a trop de circulation. Alors au pied de mon immeuble ? Ah non, pas avec Madame B. comme voisine, ça ferait encore des histoires !

Une seule option, je ne vois qu’une seule option : sortir le paquet de graines dans ma cuisine et le foutre deux minutes au micro-onde ! Ça, l’abominable frelon asiatique ne s’en remettra pas !

Je passe la porte de l’immeuble, prends l’ascenseur… mon sac me frappe de plus en plus…

Cling !

Je fonce à travers le couloir, manque deux fois de mettre la clé dans la serrure, y arrive enfin ! Je jette la trottinette en travers de l’entrée, cours jusqu’à ma cuisine, ouvre mon sac et…

Près du sachet de graines inerte, le sac plastique avec les rougets… : il vit !

Je l’ouvre, mains tremblantes… j’attrape le gigotant paquet en papier journal, et, comme s’il me brûlait les mains, je le jette sur le plan de travail.

 

Flash !

La lumière du jour dans ma gueule.

Je suis sur une surface plane, flanqué de mes deux acolytes.

Où sommes-nous ?

Florent panique, lâche une flatulence… Il me gonfle, ce dégonflé… Et Florian qui n’est pas mieux, claque des nageoires comme une flipette !

Du calme.

Moi, je veux comprendre. Je renifle. Des effluves de cuisine, des flocons de farine, des couverts fluos…

Mystère défloré : nous sommes dans une cuisine ! Ça ressemble à ça, un cousin de Flandres m’en a parlé.

Et ça veut dire… qu’on est là pour morfler !

Je la vois, la foldingue : elle veut nous cuisiner ! Elle pouvait pas choisir une tartiflette ou une banane flambée ?

Oh là là, j'ai les nageoires qui flageolent et un fleuve de larmes qui me monte aux narines.

Du calme, Flavien, ! C'est pas l'heure de flancher !

Et là, je vois…

 

Je ne respire pas.

Du poisson frais. Elle avait dit « du poisson frais ». Pas vivant. Elle avait dit « du poisson frais ».

Sous mes yeux, il y a ces trois corps qui se tordent, agonisants. Comme des limaces qu’on aurait couvertes de sel, la tête couverte d’un sac. Mais là, je les vois entièrement. Je vois leurs yeux exorbités. Je vois leurs moustaches qui s’agitent, paniquées, et leurs bouches, incapables de happer l’air, qui hurlent, hurlent, dans le silence…

 

A deux pas, un renflement… l'eau y coagule en flaque. Par réflexe, je frétille pour m'en rapprocher. M’y camoufler, je veux m’y camoufler… Je frétille, ultime effort, me propulse… Enfin, je vois mon reflet, je plonge la tête, avale l'oxygène par mes branchies… Ah ! Un répit… mais il y a trop peu… je suis foutu… Je vais flancher… De l’eau, il me faut de l'eau !

Et Florent ? Et Florian ?

Là, franchement, je commence à flipper comme un flétan. Mon corps est flapi, je me sens flétrir, il y a tout qui se floute… Qu'elle nous foute à la flotte, la lote !

 

Du poisson frais. Pas vivant. Elle avait dit « du poisson frais ».

Ils sont vivants.

Et ils vont mourir.

Ils vont mourir ! Je… je dois faire quelque chose !

 

-       De l'eau, de l'eau ! Sinon tu vas morfler… Par pitié, regarde ce que tu nous infliges… S'il te plaît, ma mouflette ! – je menace, j'implore, je flatte, je persifle.

Mais c'est pas une flèche, la grosse : ça l’effleure pas, de nous aider.

Elle comprend rien. Sa bêtise m'afflige.

Je m'enflamme :

-       Oh ! On s'essouffle, on étouffe ! On n'est pas en train de jouer de la flûte ! Allez, par pitié, mouflette, arrête la flemme : tourne le robinet !

Et alors que je vais tourner mufle, la foldingue est prise d’un éclair. Elle tourne le robinet et nous flanque tous les trois dans l’évier : sauvés !

Je me renfloue de suite.

Hélas, c'est « fluctuat nec mergitur » : Florian flotte mais ne coule pas.

Il est dead… Ça me flanque un coup tout ça.

 

A la surface flotte un pauvre rouget mort, ça me rend triste.

Dans l’évier nagent deux poissons vivants et ça, ça m’ennuie…

Ma mère arrive dans une heure et le repas n’est toujours pas prêt. Et je dois vraiment tuer ces deux poissons que je viens de sauver ?

Ma mère… Tout ça, c’est la faute de ma mère. Si elle n’était pas fan des rougets à la catalane !

Ma mère…

 

Oh la, je ne sais pas quelle idée l'effleure, la mouflette, mais elle attrape un grand couteau et… ça devient flippant !

Appelez les flics !!!

 

Je regarde mes parents discuter bien tranquillement, assis autour de ma table. Je reste près du four et de l’évier, un sourire en coin.

Tout ça, c’est la faute de ma mère.

Ha ! Ha ! Elle m’a même félicitée pour le fumet de ma cuisine.

Si elle savait…

J’ai jeté un torchon sur l’évier. J’ai dit qu’il était bouché. Papa a proposé de jeter un œil – mon gentil Papa. J’ai dit qu’on verrait après.

Tout ça, c’est la faute de ma mère, et elle va devoir payer.

D’ailleurs, le four sonne.

J’enfile mes maniques, j’ouvre le four, la vague de chaleur embue mes lunettes.

J’attrape le plat et je viens le déposer sous le nez de mes parents.

Sur un lit d’oignons-tomates, la peau de Bouboule, toute dorée, n’en finit pas de caraméliser.

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